Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, lors d’un meeting, le 12 avril à Istanbul. | OZAN KOSE / AFP

Editorial du « Monde ». Jamais depuis le début de la campagne du référendum du 16 avril Recep Tayyip Erdogan n’a mis sa démission dans la balance. Jamais il n’a brandi la menace gaullienne du « moi ou le chaos ». Pour le président turc, c’est pourtant bien de cela qu’il s’agit : destinée à lui confier l’exclusivité du pouvoir exécutif et la haute main sur le pouvoir judiciaire, et à instaurer ainsi l’hyperprésidence qu’il appelle depuis longtemps de ses vœux, la réforme constitutionnelle soumise aux électeurs turcs constitue, en réalité, un plébiscite en faveur de l’homme fort de la Turquie.

Leader charismatique de l’AKP, le parti islamo-conservateur arrivé au pouvoir en 2002, onze ans premier ministre, M. Erdogan a remporté l’élection présidentielle d’août 2014 – la première au suffrage universel – dès le premier tour avec 51,5 % des suffrages. Sur le papier, les compétences du chef de l’Etat sont actuellement très limitées mais, dans les faits, le « Reis », comme l’appellent ses partisans, contrôle tous les rouages de l’Etat et toutes les institutions. Aucun dirigeant turc n’avait disposé de tels pouvoirs depuis Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République bâtie sur les décombres de l’Empire ottoman.

Emporté par son hubris, Recep Tayyip Erdogan a voulu ce référendum, convaincu de pouvoir le remporter haut la main, d’autant plus aisément que l’échec de l’étrange coup d’Etat militaire du 15 juillet 2016 lui a permis de resserrer brutalement sa poigne sur le pays. Des purges massives ont été menées. Plus de 150 000 fonctionnaires ont été limogés, 40 000 personnes ont été arrêtées pour des liens supposés soit avec la confrérie islamiste de Fethullah Gülen, accusée d’avoir organisé le putsch, soit avec la rébellion kurde.

Un « modèle turc » bien écorné

Mais malgré la peur, malgré les pressions rendant difficile voire impossible la campagne pour le non, malgré les médias à sa botte et les journalistes incarcérés, le non et le oui restent encore au coude-à-coude dans les sondages. La dérive autoritaire d’Erdogan inquiète une partie croissante de l’opinion turque, même s’il garde une popularité réelle dans un électorat conservateur et nationaliste qui lui sait gré d’avoir triplé depuis 2002 le revenu par habitant et fait de la Turquie une puissance régionale émergente. Ce « modèle turc » combinant islam, démocratie, dynamisme économique et marche vers l’Europe, dont il fut le symbole, est désormais bien écorné. Il en est le premier responsable.

Dans son immense palais – 200 000 m² et 1 150 pièces – construit en lisière d’Ankara, Recep Tayyip Erdogan est un homme toujours plus isolé, vivant dans la peur du complot. Ses invectives contre les dirigeants européens, accusés de « pratiques nazies » pour avoir empêché la tenue de meetings électoraux sur leur territoire, laisseront des traces. S’il gagne le référendum, la mise en œuvre de la réforme constitutionnelle risque aussi de donner le coup de grâce aux négociations d’adhésion avec l’Union européenne, plongées déjà dans un coma irréversible. Les relations avec les Etats-Unis sont au plus bas.

Pour galvaniser ses partisans, le président turc attise toutes les divisions de la société de son pays – entre Turcs et Kurdes, entre sunnites et alevis (proches du chiisme), entre laïcs et religieux. Mais les investisseurs se détournent et l’économie est à la peine. C’est à cela que penseront les électeurs turcs en se rendant aux urnes. C’est donc un pari à très haut risque que M. Erdogan a engagé.