Rex Tillerson, le secrétaire d’Etat américain,  et Sergueï Lavrov,  le ministre russe  des affaires étrangères,  à Moscou,  le 12 avril. | Ivan Sekretarev / AP

Aucune photo n’a immortalisé la première rencontre, mercredi 12 avril, entre Vladimir Poutine et l’émissaire de Donald Trump, Rex Tillerson. Aucun compte rendu, non plus, n’a été publié, contrairement aux usages du Kremlin, à l’issue de la rencontre de près de deux heures – un format plutôt court pour le président russe. Le secrétaire d’Etat américain a quitté Moscou à l’aube, jeudi, sous un ciel pluvieux aussi maussade que le bilan de sa première visite en Russie : entre Washington et Moscou, les relations bilatérales ont atteint le degré zéro.

Au moins, sur ce point, le constat est-il partagé. Vladimir Poutine a estimé, dans un entretien sur une chaîne de télévision russe, que ces relations, loin de s’être améliorées avec l’arrivée de la nouvelle administration américaine, s’étaient « dégradées » ; Donald Trump, qui recevait le même jour le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a évoqué pour sa part une « relation peut-être au plus bas [niveau] de tous les temps ». Quatre mois à peine se sont pourtant écoulés depuis l’investiture du président américain, saluée par Moscou comme l’avènement du meilleur partenaire.

Dans la soirée, la première chaîne de télévision russe revenait à des classiques comme au temps de Barack Obama, en présentant son successeur et les journalistes américains sous les traits de personnages grossiers, le premier pour avoir qualifié le président syrien d’« animal », les seconds parce qu’ils ont tenté d’interrompre le début de la rencontre entre Rex Tillerson et son homologue Sergueï Lavrov en posant des questions. « Qui vous a élevés ? », s’était indigné le ministre russe.

« Attaque illégale » contre la Syrie

Les mots ont claqué lors de ce premier échange. « Nous nous posons de nombreuses questions compte tenu des idées controversées et parfois contradictoires exprimées par Washington sur à peu près tout l’éventail des affaires bilatérales et internationales, a déclaré d’emblée M. Lavrov en s’adressant à son hôte américain, sans parler du fait que que nous avons très récemment assisté à des actions très alarmantes avec l’attaque illégale lancée contre la Syrie. »

Coup de griffe supplémentaire dans cette partie de l’entretien accessible aux médias : « Si nous comprenons bien, tous les postes clés du département d’Etat américain n’ont pas été attribués, et à cet égard il n’est pas du tout facile de recevoir rapidement des explications sur les affaires courantes et à venir. » Nos relations, a encore averti le chef de la diplomatie russe, ne peuvent pas se résumer à « un faux choix “soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous” ».

Au terme d’une journée marathon au cours de laquelle Rex Tillerson aura patienté près de trois heures pour s’entretenir avec M. Poutine, les deux parties ont bien tenté de présenter quelques points d’accord sur divers sujets – dont la Corée du Nord, pour laquelle les deux chefs de la diplomatie ont évoqué la nécessité de « trouver une solution pour dénucléariser » le pays. Ils ont l’un et l’autre posé un pudique mouchoir sur les soupçons d’ingérence russe dans l’élection américaine. Tous deux ont également insisté sur les mots « coopération », « dialogue ».

« La ligne rouge est restaurée »

La Russie s’est dite prête, également, à rétablir l’accord sur la sécurité aérienne au-dessus de la Syrie, vital pour éviter un accident entre les avions russes et ceux de la coalition internationale. Sergueï Lavrov a bien tenté de faire porter la responsabilité de la situation à la précédente administration américaine, en lançant : « Obama nous a laissé des mines à retardement. » Mais les tirs de missiles américains le 6 avril sur la Syrie, en réaction à l’attaque chimique sur la localité de Khan Cheikhoun attribuée au régime de Bachar Al-Assad, ont radicalement changé la donne. Ils ont profondément affecté les relations. Et aucune des deux parties ne parvient, en réalité, à imaginer la suite.

Ces divergences de vues sur l’avenir de la Syrie se sont poursuivies à New York, où le Conseil de sécurité de l’ONU se réunissait mercredi soir pour voter une résolution portée par Paris, Londres et Washington afin d’obliger le gouvernement syrien à collaborer à l’enquête sur l’attaque chimique contre Khan Cheikhoun. Moscou y a opposé son veto, le huitième depuis le début du conflit syrien en 2011, tandis que la Chine s’est abstenue. Quelques heures auparavant, le président russe avait pourtant appelé lui aussi à une « enquête approfondie » avec l’envoi d’experts sur place, ce qui a conduit l’organisation Human Rights Watch a dénoncer « l’appel vide de sens de Vladimir Poutine ».

Les diplomates occidentaux espéraient que les frappes menées par Washington et le revirement de la position américaine sur une solution politique en Syrie offrent plus de marge de négociation avec Moscou. Il n’en a rien été et, selon Nikki Haley, l’ambassadrice américaine à l’ONU, la Russie a « choisi de se tenir du côté de la Syrie, même si le reste du monde, y compris le monde arabe, est uni massivement pour condamner ce crime odieux ».

Le représentant français à l’ONU s’est déclaré « atterré » mais la situation, veut-il croire, se présente désormais sous un angle différent. « Les lignes ont bougé, assure François Delattre. Il y a une semaine, Assad était dans une situation de totale impunité. Moscou n’avait de facto aucun obstacle à sa mainmise en Syrie, et les Etats-Unis étaient non seulement désengagés du dossier mais reconnaissaient qu’il fallait composer avec Assad. Aujourd’hui, la ligne rouge est restaurée. Moscou voit sa marge de manœuvre singulièrement limitée en Syrie, et l’Amérique dit clairement que la Syrie [de Bachar Al-Assad] n’a pas d’avenir. » Et de conclure : « Si les Américains se réengagent réellement, alors l’équation syrienne est profondément modifiée. »