Le groupe Bastia 1905, dimanche 16 avril, dans les tribunes du stade de Furiani. | PASCAL POCHARD-CASABIANCA / AFP

Après l’attaque terroriste contre le bus des joueurs du Borussia Dortmund, mardi 11 avril, et les affrontements entre supporteurs de Lyon et du Besiktas Istanbul, jeudi 13, le football a connu un nouvel accès de violence dimanche 16 à Bastia. La rencontre de Ligue 1 entre le Sporting et l’Olympique lyonnais a été interrompue à la mi-temps après que des supporteurs bastiais ont envahi, pour la deuxième fois, la pelouse pour s’en prendre physiquement aux joueurs de l’OL.

Souvent placé sur le banc des accusés ces dernières années pour des problèmes disciplinaires, le club de Bastia oppose à ses contempteurs un sentiment de persécution. Historien à l’université de Corte, notamment spécialisé dans le football insulaire, Didier Rey revient sur les rapports difficiles entretenus par le Sporting avec les instances nationales.

Y a-t-il une particularité du supportérisme corse ?

D’abord, il faut préciser qu’il n’y a pas de travaux sur ce thème précis sur les vingt dernières années. C’est un sujet vierge. Ce que l’on peut dire c’est qu’il y a eu une rupture dans les manières de supporter qui remonte à la création du groupe de supporteurs Testa Mora 92 (qui signifie « tête de Maure »), créé comme son nom l’indique suite à la catastrophe de Furiani en 1992. Testa Mora a introduit en Corse le modèle italien des ultras. Aujourd’hui encore, le supportérisme corse est calqué sur ce modèle.

Si l’on doit trouver une particularité, elle se situe peut-être dans cette sorte d’imprégnation nationaliste corse sur l’ensemble des groupes structurés, sans qu’il faille cependant y voir une quelconque mainmise des mouvements nationalistes sur les tribunes. Par contre, il y a des groupes autonomes qui peuvent adopter des discours et des symboles nationalistes mais qui ne sont en rien téléguidés ou manipulés. Les mouvements nationalistes corses n’ont d’ailleurs jamais compris l’importance du football en tant que fait social. Ils se sont contentés de s’en servir idéologiquement, sans plus, à un moment donné.

Peut-on mettre en avant des différences entre les supporteurs bastiais et ajacciens par exemple ?

Il y a bien entendu l’ancienne fracture historique et culturelle entre le sud et le nord de l’île. Dans le vieux modèle du football des années 1960-1970, les rencontres entre Bastia et l’AC Ajaccio, ou entre Bastia et le Gazélec Ajaccio, donnaient lieu à des matchs particulièrement agités dans les tribunes… Le modèle ultra, apparu dans les années 1990, a recouvert cette opposition et en a transformé le sens.

Il y a notamment de la part des Bastiais un fort sentiment de supériorité, qui repose sur le passé sportif du Sporting. En oubliant néanmoins que les clubs ajacciens ont connu les premières réussites : le Gazélec a obtenu le premier titre amateur de champion de France d’un club corse en 1963 et l’ACA a été le premier à accéder en première division en 1967. Mais la carrière de ces clubs a été courte et souvent amateur, tandis que le Sporting a entamé à la fin des années 1960 sa carrière professionnelle avec l’apogée de la finale européenne en 1978.

Dimanche, le groupe de supporteurs Bastia 1905 de la tribune Est du stade de Furiani, a été incriminé dans les incidents. Est-il l’héritier du fameux Testa Mora, qui s’était autodissous en 2004 ?

J’insiste sur le fait qu’il n’y a pas de travaux sur ces supporteurs et donc qu’il convient d’être prudent. On peut quand même dire qu’ils sont les héritiers spirituels incontestables de Testa Mora. Ces derniers ont introduit le modèle ultra et les membres de Bastia 1905 ont assumé l’héritage. Mais ils se sont constitués à part et leur modèle de fonctionnement en interne est différent.

Le déclencheur de la deuxième échauffourée a été la discussion animée entre le gardien lyonnais, Anthony Lopes, et le directeur des services généraux du club bastiais, Anthony Agostini, un ancien membre fondateur de Testa Mora. Est-ce que cette imbrication entre supporteurs et dirigeants est une chose courante au Sporting ?

Non, je pense que c’est une impression liée à ces dernières années, mais ça n’a jamais été le cas auparavant. Pendant très longtemps, le club a été tenu par la bonne bourgeoisie bastiaise, pas comme un instrument politique mais plutôt comme un marqueur de réussite. On devenait président lorsqu’on avait réussi et pas l’inverse. Après le drame de Furiani, la direction du club est passée entre plusieurs mains. Il n’y a jamais eu de rapport étroit entre les supporteurs et les dirigeants, dans le sens où on ne faisait pas carrière dans les tribunes pour ensuite accéder à des fonctions de dirigeants. Même si récemment, certains ont pu avoir un passé de supporteurs actifs, cela n’a pas fonctionné comme un ascenseur social.

Après, il est vrai que les dirigeants du Sporting font partie d’un modèle ancien, qui a pratiquement disparu avec le professionnalisme moderne. Il est difficile de trouver quelqu’un qui dans la région bastiaise n’a pas soutenu le club. Les dirigeants possèdent un rapport presque charnel avec leur club. Ils peuvent apparaître en déconnexion avec le football actuel.

Comment expliquez-vous le malentendu qui règne entre le football français et le Sporting Club de Bastia, avec d’un côté un sentiment de persécution et de l’autre une méfiance, presque une peur ?

Ça tient au passé même du football corse. Il y a l’idée que les instances françaises n’ont jamais voulu du club corse et celui-ci s’est construit comme le gêneur perpétuel, victime en permanence de sorte de complots visant à l’exclure. Tout part de 1959. Il y a une réforme du championnat de France amateur, qui prévoit cinq divisions de clubs métropolitains et une division de clubs de l’Algérie française. On oublie les clubs corses. Il n’y a pas de complot, mais cet oubli résume mentalement la place de la Corse : elle n’est nulle part, ni en France métropolitaine ni dans les territoires coloniaux, bien sûr. Il faut un mois de négociation pour que Bastia soit finalement accepté. Jusqu’en 1993, il y a même le refus que la Corse ait le droit d’avoir plus d’un club en championnat de France amateur.

Des supporteurs de Bastia en 1978 lors d’un match de Coupe d’Europe contre Zurich. | - / AFP

A partir de là, la méfiance est grande. Un autre facteur essentiel, peut-être le plus essentiel, est la confrontation des pratiques du football en Corse, sur le terrain et en tribune, avec celles du football professionnel, surtout à partir de 1965. En Corse, le football repose sur des pratiques très méditerranéennes, proche de l’Italie, avec notamment l’usage très courant de la pyrotechnie et des joueurs très engagés, « très vifs » dira-t-on, associé à quelques bons techniciens. Il y a un décalage avec ce qui se pratique sur le continent, ça amène un choc. Dès 1970, un ancien président du club écrira à l’occasion d’une des innombrables affaires qui oppose le Sporting aux instances : « Ecoutez, chez nous le public est très chaud mais il faut mieux avoir un tel public que pas du tout de public. Nous ne pouvons pas être autre chose que ce que nous sommes. »

Avec l’émergence du nationalisme corse et son enracinement chez les jeunes, ce discours que la Corse n’est pas française et que les instances rejettent les clubs insulaires s’est ancré sur le long terme. Du bouche-à-oreille à quelques écrits journalistiques, cette histoire romancée du club se propage aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Il y a une constance des positions de part et d’autre, et une incompréhension complète d’une pratique du football qui ne correspond en rien à ce que les instances nationales veulent, en termes économiques notamment.

Les récits d’intimidations et de violences parfois subies par les équipes du continent en déplacement en Corse sont presque légendaires au sein du football amateur et du football professionnel. Les Corses jouent-ils de cette « mauvaise réputation » ?

Cette réputation fait bien sûr partie des éléments utilisés pour impressionner l’adversaire, l’intimider. Dans les années 1970, on a connu des cas où des arbitres étaient agressés sur la route qui les ramenait à l’aéroport, ou bien des équipes qui quittaient le stade dans des situations rocambolesques. J’avais interrogé, il y a quelques années, d’anciens joueurs de division 1 entre 1967 à 1980 sur leurs souvenirs de leurs déplacements en Corse avec des clubs non corses. Ils m’ont tous parlé de cette appréhension ressentie lorsqu’ils arrivaient à Bastia… Ensuite, la plupart ajoutaient qu’une fois sur le terrain ils jouaient au foot et voilà tout.

Des deux côtés, le discours s’est construit, se renouvelle et se perpétue. Et c’est là que ça devient réalité. On va percevoir ce que fait ou dit l’autre en fonction du discours que l’on a intégré. Il est impossible d’en sortir. La seule solution peut-être serait que les clubs corses deviennent sportivement incontournables, soient des éléments importants du championnat de France. Pendant la période de l’épopée européenne, tous ces discours sont passés largement au second plan. Maintenant, vu la structure économique du football français, vu la structure économique de la Corse et les réalités du football moderne, je ne vois pas comment le Sporting pourrait avoir les moyens d’être incontournable. Ce qui s’est passé hier est une accumulation, un condensé du pire.

Ces événements peuvent-ils mettre en danger le Sporting ou marquer un énorme coup d’arrêt pour le football professionnel en Corse ?

Bastia a déjà connu des coups très durs par le passé : la relégation en deuxième division en 1986, alors que le club était totalement ruiné, celle de 2005 qui ressemble beaucoup à la situation actuelle, et on peut bien entendu reparler de la catastrophe de Furiani. Le club s’en est toujours remis. Mais à court terme, il est certain que ça peut être très compliqué pour le Sporting.

De toute façon, sans parler de ces incidents, tant qu’il n’y aura pas une réflexion de fond entre les clubs corses et la Ligue de football corse sur la place et le devenir du professionnalisme, cette faiblesse sportive continuera. Les clubs corses seront sur le fil du rasoir, les derniers représentants d’une forme populaire du football qui ne correspond pas au football financiarisé. Il y a un éparpillement des maigres forces du football corse. Le célèbre journaliste Victor Sinet, plume de L’Equipe et de France Football, l’écrivait dès 1970 : « Deux clubs pros en Corse, c’est un de trop. »