Rachida Brakni a composé son deuxième album avec Gaëtan Roussel (Louise Attaque). | BERTRAND RINDOFF PETROFF/GETTY IMAGES

Entre musique, théâtre et cinéma, Rachida Brakni, 40 ans, n’a jamais voulu choisir. Elle a réalisé son premier long-métrage De sas en sas, un film sur les familles de prisonnier sorti cet hiver, avant d’occuper les planches du Théâtre du Rond-Point le mois dernier avec Je crois en un seul Dieu, qui la voyait épouser successivement les rôles d’une Palestinienne, d’une ­Israélienne et d’une New-Yorkaise. Le 14 avril est sorti Accidentally Yours, un recueil de chansons en arabe et en français qu’elle a réalisé avec Gaëtan Roussel, le chanteur de Louise Attaque.

Quelle époque auriez-vous aimé connaître ?

La Grèce antique, période où la démocratie a été théorisée et qui a donné naissance à des auteurs et des philosophes que j’apprécie, comme Eschyle, Sophocle… J’aurais adoré croire en plusieurs dieux, aller faire des offrandes à Dionysos, et participer à des processions la nuit en buvant et en jouant des textes. Dire qu’à l’époque on pouvait même célébrer des déesses ! Et puis, je trouve romantique de descendre aux enfers pour aller chercher son être aimé.

Une image de notre époque ?

Le selfie, j’appelle ça un selfish (« égoïste », en anglais). Il traduit la suffisance de notre époque. On n’est plus face au monde, on lui tourne le dos. Et lorsque les gens ne se prennent pas en photo, c’est leur assiette ou leurs enfants qu’ils exposent. Je ne comprends pas l’idée, j’aurais honte, moi qui ne suis ni sur Facebook ni sur Twitter.

Un son de notre époque ?

Dans un bar, BFM-TV en fond sonore. Cette « fait-diversisation » de la société m’effraie.

Un livre de notre époque ?

7, de Tristan Garcia (Gallimard), un livre extraordinaire, découpé en sept histoires qui composent un roman d’anticipation. Parmi elles, cette nouvelle dans la France de demain divisée en communautés fermées. Dans ce monde ultracommunautariste (végétariens, pédophiles, religieux…), un homme continue à vivre dans la France libre avec une poignée d’autres irréductibles.

Le slogan de l’époque ?

« Le monde est terrible mais je n’en connais pas de meilleur. » Je lisais Ingeborg ­Bachmann et cette phrase m’a incroyablement marquée. Ce n’est pas un constat d’échec, c’est simplement se placer face à une réalité, s’en accommoder avant d’essayer de la transformer.

Une expression agaçante ?

« Je vais vous faire une confidence. » Cette phrase prononcée lors des interviews par les politiques me rend hystérique. Alors que tout a été étudié, jusqu’à la gestuelle. Comment osent-ils prononcer ce mot, qui sous-tend une forme de spontanéité ?

Un personnage de notre époque ?

Chimamanda Ngozi Adichie, une immense écrivaine américano-nigériane. J’avais adoré son roman Americanah et son discours « We should all be feminists », repris par Beyoncé dans un de ses morceaux. Je trouve ses écrits et sa pensée extraordinaires, si modernes ; elle porte un regard tellement aiguisé sur la société américaine. J’aime beaucoup son féminisme, qui s’adresse en priorité aux femmes, car souvent ce sont elles – aussi – qui reproduisent les schémas du passé. Elle pose la question de ce que nous devons transmettre à nos enfants en tant que femmes.

Un bienfait de notre époque ?

J’aime tous ces gens et ces lieux qui cherchent à développer un contre-pied, une échappée à ce qui nous envahit dans le monde contemporain. Comme ces lieux de retraite sans connexion Internet, ou les agriculteurs qui font ce travail courageux de sortir de l’agriculture intensive et des circuits industriels.

Le mal de l’époque ?

Le rétrécissement de la pensée et la « post-vérité ». Aujourd’hui, la plupart des gens ne vérifient plus les infos. J’ai été marquée par l’affaire Kamel Daoud, qui avait été vilipendé sur ses propos concernant les agressions de Cologne. En réalité, on avait tiré une phrase de son contexte, et tout le monde s’est jeté dessus. Je ne supporte pas cette réactivité à fleur de peau.

C’était mieux avant quand…

Quand je recevais et envoyais des cartes postales. Bientôt, La Poste va nous annoncer qu’il n’y aura plus de timbres, et la carte postale que l’on achètera, on la conservera comme un objet suranné, presque obsolète. J’aime découvrir cet objet en ouvrant ma boîte aux lettres, voir le tampon d’une ville et lire une date qui oblitère un timbre parfois choisi à dessein, puis m’amuser à reconnaître l’écriture de l’expéditeur. Aujourd’hui, on ne connaît plus l’écriture des gens, qui en dit pourtant long sur eux.

Ce sera mieux demain quand…

Quand plus personne ne risquera sa vie sur des embarcations de fortune, le monde ira beaucoup mieux. Je pense, contrairement à ceux qui disent qu’ils partent de gaieté de cœur et prennent le travail des autres, que ces gens-là n’ont pas le choix.

« Accidentally Yours », par Lady Sir, Barclay, paru le 14 avril 2017.