Une campagne à nulle autre pareille, ponctuée d’invraisemblables rebondissements et qui, jusqu’au dernier moment, garde toute son incertitude quant au résultat, avec quatre prétendants en mesure de se disputer les deux places de finalistes. Dans la dernière vague de l’enquête électorale du Cevipof, réalisée les 16 et 17 avril par Ipsos-Sopra Steria auprès d’un panel de 11 601 personnes inscrites sur les listes électorales, Emmanuel Macron recueillait 23 % des intentions de vote, Marine Le Pen 22,5 %, François Fillon 19,5 % et Jean-Luc Mélenchon 19 %.

Plus d’un quart de l’échantillon se disait encore hésitant quant à son choix. En outre, nul ne peut dire quel effet la réactivation de la menace terroriste en cette fin de campagne et l’attaque perpétrée jeudi 20 avril sur les Champs-Elysées peuvent avoir sur le comportement des électeurs. C’est dire combien le premier tour de scrutin, dimanche, s’annonce indécis.

La quasi-totalité des études d’opinion laisse entrevoir un niveau d’abstention potentiellement élevé, de l’ordre de 27-28 %, ce qui le situerait dans les eaux du record de 2002 (28,4 %). Néanmoins, les instituts observent un léger frémissement en cette fin de campagne. Il faudra également surveiller le pourcentage de bulletins blancs ou nuls, malgré une offre sensiblement élargie. Le précédent record date aussi de 2002 : près de 3,4 % des électeurs avaient voté blanc ou nul au premier tour, alors que cette année-là pas moins de seize candidats sollicitaient les suffrages. Comme quoi la diversité des candidatures n’est pas une garantie de satisfaction pour l’électeur.

Déverrouiller le système politique

Lors des précédentes campagnes présidentielles, peu ou prou, des thématiques avaient émergé : la fracture sociale en 1995, la sécurité en 2002, le travailler plus en 2007, la finance en 2012. Il aura été plus difficile, cette année, d’identifier un moteur dominant. Il est vrai que l’absence de président sortant, après la renonciation de François Hollande, n’a pas permis de structurer les oppositions, alors qu’aucun candidat ne parvenait à imposer un thème dans le débat politique.

Cette année, la campagne aura été essentiellement marquée par les affaires – et leur corollaire, la moralisation de la vie politique –, ainsi que, en toile de fond, la sortie ou non de l’euro et de l’Europe, faisant émerger, plus largement, le clivage entre « ouverture » et « protectionnisme ». Elle n’a en revanche pas permis de cristalliser une offre politique, hormis peut-être, dans les dernières semaines, celle de M. Mélenchon, qui a effectué une spectaculaire percée. Celle-ci, cependant, peut aussi bien exercer un effet d’attraction que de répulsion, de défouloir que de repoussoir.

Un thème paraît toutefois se dégager : la volonté de déverrouiller le système politique. Etant revenus des promesses programmatiques, les électeurs se polarisent sur les moyens d’assainir les pratiques politiques, de forcer les responsables politiques à être plus à l’écoute de leurs préoccupations et plus exemplaires. Ce qui renforce Mme Le Pen, M. Mélenchon et M. Macron, au détriment des représentants des partis traditionnels, M. Fillon et M. Hamon. Un phénomène résumé dans un terme qui aura fait florès : le « dégagisme ». Que d’autres appellent le « besoin de renouvellement ».

Si Marine Le Pen obtenait le score que lui accordent les sondages, compte tenu du niveau d’abstention attendu, elle capitaliserait environ 7,25 millions de voix

Si l’émergence de la candidature de M. Macron et du mouvement En marche ! s’inscrit dans une tendance à l’affaiblissement du clivage droite-gauche, cette élection est également caractérisée par la ferveur retrouvée d’une gauche radicale autour de la candidature de M. Mélenchon et la consolidation de l’extrême droite. En 2012, la présidente du FN, avec 17,9 % des suffrages, avait recueilli un peu plus de 6,4 millions de voix. Lors des dernières élections régionales, en décembre 2015, les listes du Front national avaient totalisé 27,7 % des exprimés au premier tour et un peu plus de 6 millions de voix avec une abstention de 41,5 %. Si Mme Le Pen obtenait le score que lui accordent les sondages, compte tenu du niveau d’abstention attendu, elle capitaliserait environ 7,25 millions de voix.

Les principaux perdants sont les partis de gouvernement, victimes à la fois d’une désaffection, voire d’une désespérance de plus en plus marquée à l’encontre des partis politiques et de la politique en général, de la crise des résultats des politiques publiques, générant le sentiment que « rien ne change ». S’y ajoute la crise de la probité, accentuée par les affaires qui ont marqué cette campagne et alimentent le « ils se goinfrent tous »…

Forces centrifuges

Maintes fois annoncée depuis 2002, la « fin » des deux grands partis qui structurent le paysage politique depuis plus de cinquante ans – du moins de la domination qu’ils exercent sur le champ électoral – risque de connaître une nouvelle accélération lors de ce scrutin. A plus forte raison si aucun des deux candidats issus de LR et du PS ne se qualifiait pour le second tour.

Depuis 1965, hormis l’« accident » de 2002, où Chirac et Jospin n’avaient rassemblé à eux deux que 36 % des suffrages exprimés (25 % des inscrits), les deux grandes forces politiques n’ont jamais réuni moins de 44 % des suffrages. Lors des deux derniers scrutins présidentiels, les candidats de l’UMP et du PS avaient totalisé au premier tour 57 % des suffrages exprimés en 2007 et 55,8 % en 2012, soit respectivement 47,1 % et 43,5 % des inscrits. Ce qui leur permettait, dans les élections législatives suivantes, de jouer un rôle de pivot des coalitions électorales droite-gauche et de former des majorités de gouvernement cohérentes – ou du moins supposées l’être.

Ce scrutin présidentiel peut faire voler en éclats la traditionnelle bipolarisation qui est la marque de fabrique de la Ve République, sous l’effet de multiples forces centrifuges. Que ce soit Mme Le Pen, M. Macron ou M. Mélenchon, aucun ne veut intégrer une des deux alliances bipolaires. Jamais nous n’aurons vu le paysage aussi morcelé, avec une dislocation des clivages traditionnels.

Ce qui entraîne deux interrogations majeures, auxquelles aucun des candidats ne semble en mesure de répondre : autour de quel centre de gravité peut se constituer une majorité de gouvernement, et qui est en mesure de la réunir ? A ce stade, les deux questions restent sans réponse. Avec à la clé, une légitime question : quel que soit le candidat élu, sera-t-il en mesure de gouverner ? Le doute est permis. Le scrutin à venir pourrait ainsi déboucher sur une crise institutionnelle majeure.