Le financier Marc Ladreit de Lacharrière à l’Elysée à Paris en juin 2016. | STÉPHANE DE SAKUTIN/AFP

Financier de métier, comment en êtes-vous venu à intervenir dans le spectacle vivant ?

En 2010, j’ai appris que Johnny Hallyday allait sans doute rejoindre le groupe Warner. Qu’il soit produit par un groupe américain m’a paru regrettable. J’ai pensé qu’il fallait créer un groupe français pour organiser le spectacle vivant francophone. C’est ce que nous avons réalisé depuis. Nous travaillons avec à peu près 150 artistes, tous francophones – c’est un de nos principes. Avec deux idées principales : défendre le rayonnement de la langue française d’une part, faire en sorte que ces artistes aient toute liberté pour se consacrer à leur création, d’autre part. Nous ne cherchons pas à industrialiser la production mais à accompagner les artistes en leur fournissant des services, mais sans leur imposer ni les maisons de disques où enregistrer, ni les scènes où se produire. Aussi travaillons-nous aussi bien avec Julien Clerc qu’avec Mylène Farmer ou Laurent Gerra. Nous sommes très éclectiques.

Mais votre rôle ne s’arrête pas là. Vous gérez de nombreuses salles.

Nous avons obtenu des délégations de service public pour un certain nombre de Zéniths [sa holding Fimalac gère ceux d’Amiens, Dijon, Strasbourg, Limoges, Nancy, Rouen et Toulon, ainsi que les salles Spot de Mâcon, Silo de Marseille et Nikaïa Live de Nice]. Je crois pouvoir dire que nous sommes très appréciés par les collectivités locales, parce que nous ne sommes pas interventionnistes et parce que nous avons toujours le souci de respecter les productions locales, en nous associant à elles.

Ce qui fait de vous, dit-on, le nouvel empereur de l’« entertainment » en France...

C’est un mot très excessif et je vous assure que je ne cherche jamais à imposer quoi que ce soit.

Vous êtes aussi associé au Groupe Barrière dans la programmation des salles de ses casinos.

En province, oui, en effet.

Et vous assurez désormais la gestion de plusieurs théâtres à Paris.

Le théâtre, c’est un autre métier. Gérer des Zéniths suppose des compétences artistiques, mais surtout d’organisation et savoir intégrer aux programmations les artistes qui ont du public. Un directeur de théâtre, c’est tout autre chose : il choisit et produit. Ainsi, au Théâtre de la Porte-Saint-Martin à Paris, le directeur, Jean Robert-Charrier, conçoit lui-même les pièces et choisit ses metteurs en scène. Il s’est spécialisé dans les pièces de la grande tradition française. Ainsi a-t-il repris le Cyrano avec Philippe Torreton, une mise en scène qui venait du théâtre public – ce qui montre que le public et le privé peuvent travailler ensemble. Comme le montre aussi l’engagement que j’ai pris avec Jean-Michel Ribes de reprendre ses productions dans un autre théâtre quand elles quitteront l’affiche du Théâtre du Rond-Point. Cette corrélation entre public et privé, nous devons d’autant plus la réussir qu’elle contribue au rayonnement de la France – notre objectif commun. C’est en tout cas ma conviction.

Vous avez aussi pris une part dans le Théâtre de la Madeleine.

C’est exact. Chaque théâtre a sa spécificité. Il y a aussi la Salle Pleyel, où nous n’avons pas le droit de produire des concerts de musique classique, en vertu de l’accord passé avec la Philharmonie de Paris : c’est une interdiction formelle que nous respectons. Aussi y présentons-nous des concerts de jazz et de variétés. La salle a été entièrement refaite et elle a désormais des qualités acoustiques exceptionnelles.

Et encore le Théâtre Marigny…

Le bâtiment appartient à la Ville de Paris. A Marigny, je suis associé à François Pinault, qui m’a proposé de reprendre la part de Vinci. Pour l’instant, les travaux sont en cours. L’idée, c’est d’avoir une salle prestigieuse pour le théâtre, mais aussi les humoristes : compléter notre panoplie. En principe, la salle devrait être prête à la fin de l’année. Ensuite, il appartiendra à Nicolas Dussart de choisir parmi de très nombreux projets.

Ce sont là les éléments d’une véritable politique culturelle.

Si vous le dites… Mon but a toujours été de participer à la construction d’une France plus harmonieuse et de combattre les discriminations. Cela fait très longtemps que mon épouse, Véronique Morali, se bat contre les discriminations faites aux femmes, de l’embauche aux conseils d’administration. Elle a été en 2005 une des fondatrices de Force Femmes, qui agit pour les femmes de plus de 45 ans qui ne parviennent plus à trouver un travail. Elle a aussi fondé le site Terrafemina, toujours pour agir sur le marché du travail. Quant à moi, je me suis battu contre la discrimination à l’embauche en raison du nom et du lieu de résidence. Et j’ai créé, en 2006, la Fondation Culture & Diversité.

Quand François Mitterrand est arrivé à l’Elysée, en 1981, il avait dénoncé le fait que seuls 8 % des jeunes avaient alors accès à la culture. Quand il a quitté le pouvoir, combien étaient-ils ? 10 % au mieux. Or je suis absolument convaincu que la priorité la plus importante, celle dont devraient se préoccuper avant tout les candidats, c’est l’éducation, et les pratiques artistiques et culturelles. C’est fondamental. Un exemple : qu’avons-nous constaté en suivant le parcours de tous les jeunes – presque 30 000 – qui ont participé aux concours d’improvisation imaginés par Jamel Debbouze et qui venaient tous d’établissements classés en zone d’éducation prioritaire, pas d’Henri IV ou de Louis-le-Grand ? Qu’ils ont amélioré leurs résultats scolaires. Pourquoi ? Parce qu’ils avaient été traités avec considération. Toute personne qui n’a pas accès à un univers culturel, qui n’est donc ouverte à rien, est prête pour l’intolérance. Et de l’intolérance à la violence… Il faut agir à la base contre l’intolérance, ce devrait être une priorité absolue du Ministère de l’éducation nationale et de celui de la culture. Et donc faire bouger ceux-ci. A force, nous avons obtenu que la pratique théâtrale et l’improvisation soient reconnues comme des exercices éducatifs à part entière – c’est bien. Mais nous n’avons pas obtenu que ce puisse être un exercice du baccalauréat.

Vous êtes aussi très présent dans le monde des musées. Vous êtes collectionneur, mécène…

Pas mécène, partenaire. Ce n’est pas pareil. Un mécène finance une exposition au Grand Palais : il donne de l’argent et s’en va. Je n’ai jamais fait cela : ça ne m’intéresse pas. Je crois qu’il faut favoriser en priorité les musées – publics évidemment. Depuis trois décennies, je suis le partenaire d’un département du Louvre, celui des antiquités grecques, étrusques et romaines. Pourquoi celui-ci ? Parce que j’aime profondément la sculpture ; parce que ces civilisations sont à la base de la civilisation européenne. Et aussi, plus trivialement, parce que ce département était délaissé. Pierre Rosenberg, qui dirigeait alors le Louvre, a attiré mon attention sur sa situation et depuis, nous avons financé je ne sais combien de restaurations de salles et d’œuvres. La dernière en date est celle de la Victoire de Samothrace. Le Louvre n’aurait pas pu la mener à bien seul. Chacun sait que les budgets se réduisent et que les musées doivent désormais faire face à la pauvreté de l’Etat. Il leur donne à peine de quoi couvrir la masse salariale et les gros travaux. Les budgets d’acquisition sont dérisoires. Ajoutez à cela la baisse de fréquentation après les attentats et le fait que ceux qui pourraient être de grands mécènes préfèrent désormais fonder leurs propres musées...

Vous pensez à qui ?

Aux mêmes que vous… Ce qui m’importe, c’est de conduire un engagement sur le long terme et voici pourquoi je préfère partenaire à mécène. Et pourquoi aussi je me suis engagé dans l’aventure du Louvre Abou Dhabi. C’est un enjeu de rayonnement culturel international, une mission de service public. C’est tout autant l’affirmation, en constituant un musée universel, que l’on reconnaît la même dignité à toutes les cultures. Jacques Chirac a parlé de l’égalité des cultures, je préfère dire « l’égale dignité des cultures ».

Vous ne créerez donc pas un jour votre musée ?

Non. Ça ne m’est jamais venu à l’idée. Je procéderai sans doute à une donation en faveur du Musée du quai Branly. Et je l’accompagnerai d’un budget destiné à financer la recherche en art africain. Le plus souvent, on ignore tout de ceux qui ont été les créateurs de ces œuvres. Il y a des travaux importants à engager de ce côté-là.

Toujours le service public, donc ?

Evidemment. Je ne suis pas passé par l’ENA pour rien. J’ai gardé le souci du service public et j’ai acquis la conviction qu’il ne doit pas y avoir opposition ou incompatibilité entre secteur public et secteur privé. C’est simple : nous sommes un groupe indépendant, qui ne doit rien à l’Etat, qui n’en reçoit pas un sou, et nous travaillons pour le bien commun. Nous sommes le bras séculier du ministère de la culture et nous accomplissons ce qu’il n’a pas – ou plus – les moyens de faire.