Un petit pincement au cœur mêlé de fierté et accompagné du « sentiment d’être allé au bout de quelque chose » : voilà ce qu’Eric Richard a ressenti lorsqu’il est monté sur scène pour recevoir son diplôme d’ingénieur, à 47 ans, lors de la cérémonie organisée par l’école Grenoble INP. Salarié chez Schneider Electric, Eric Richard fait partie des quelque 1 000 personnes qui ­deviennent chaque année ingénieurs par la formation continue. « Entré après un bac pro chez Merlin Gerin qui a été ­racheté ensuite par Schneider Electric, j’avais déjà passé un BTS, puis l’équivalent d’un DUT en formation continue, ­raconte-t-il. Arrivé à la quarantaine, j’étais gestionnaire technique et j’avais envie de progresser. » Devenir ingénieur lui a permis d’accéder à un poste de responsable qualité fournisseur et de ­manager une équipe.

Les entreprises moins engagées

Un exemple typique de promotion ­sociale à la française, même si les modalités de cette ascension, avec le temps, ont un peu changé. « Très développés dans les années 1980, ces parcours étaient moins répandus au début des années 2000. La validation des acquis de l’expérience (VAE) leur a redonné, depuis quelques années, un coup d’élan incontestable », observe Régis Blugeon, directeur des ressources humaines France de Saint-Gobain.

« A l’origine, les entreprises nous envoyaient directement des techniciens à haut potentiel dont elles finançaient totalement la formation. Il y a trente ans, ils étaient ­encore 20 % d’une promotion dans ce cas. Aujourd’hui, nous en avons au maximum trois ou quatre sur 200 », compte Jean-Louis Allard, directeur de l’école d’ingénieurs du CESI, un organisme de formation professionnelle créé en 1958 par des industriels pour promouvoir des techniciens à des postes d’ingénieurs. D’une manière générale, dans les écoles d’ingénieurs, la majorité des inscriptions en formation continue émanent aujourd’hui de demandes individuelles. « Les entreprises s’engagent moins dans la formation, même si elles continuent de soutenir leurs salariés », constate Stéphanie Courtois, déléguée générale de l’école d’ingénieurs du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM).

Traditionnel dans l’industrie, ce ­modèle d’ascension sociale à travers le diplôme d’ingénieur s’est étendu à d’autres secteurs, comme celui des télécoms. « Pendant longtemps, nous étions dans une logique où un diplômé d’un bac + 2 ne pouvait prétendre d’un coup à un poste de niveau bac + 5, même s’il avait suivi une formation, reconnaît Véronique Karcenty, directrice du recrutement, de la diversité et des parcours d’Orange. Aujourd’hui, nous regardons avant tout les compétences acquises, et le diplôme d’ingénieur est l’une des façons d’en attester. » Ceux qui s’engagent dans ces parcours sont rarement déçus.

Si reprendre des études représente un investissement conséquent sur les plans à la fois financier et personnel, le ­diplôme d’ingénieur, même obtenu sur le tard, « est indéniablement un accélérateur de parcours professionnel », relève Régis Blugeon, de Saint-Gobain, qui met aussi en avant l’aspect « extrêmement valorisant » de la démarche. François Guillien, 42 ans, peut en témoigner : « En tant que chef de projet informatique chez HP, j’étais amené à gérer des ingénieurs sans en avoir moi-même le titre, ce qui me posait un problème de reconnaissance personnelle », raconte-t-il. Un ­bilan de compétences le décide à suivre une formation au CESI. A la sortie, il est embauché comme responsable des systèmes d’information au niveau mondial chez Spie Oil & Gas Services. « Ce ­diplôme a été un marchepied pour ­approcher cette entreprise franco-française très pyramidale, poursuit François Guillien. Je n’aurais jamais eu accès à ce poste sans cela, ni à une telle rémunération : mon salaire a grimpé de 60 % ! »

Un accès au statut de cadre

Pour être impressionnante, une telle progression n’est toutefois pas la norme : d’après la dernière enquête du CNAM, qui diplôme la moitié des ingénieurs français par la formation continue, ceux-ci ne rattrapent pas le niveau de salaire des diplômés en formation initiale. Ce qui n’empêche pas une amélioration de leur situation professionnelle, ressentie par les trois quarts des diplômés, et qui se traduit par un large accès au statut de cadre. Ainsi, en passant « de vieux technicien à jeune ingénieur », Eric Richard a certes accédé à des fonctions de management, mais son nouveau poste, obtenu un mois avant son diplôme, ne lui a quasiment pas ­apporté d’augmentation de salaire. « Mais je suis entré dans une nouvelle grille qui va me permettre de continuer à évoluer », se réjouit-il.

Cette ascension sociale est d’autant plus forte que les diplômés ingénieurs par la formation continue viennent souvent de milieux modestes : les diplômés du CNAM sont presque deux fois moins nombreux à avoir un parent ­cadre que les ingénieurs dans leur ­ensemble. En témoigne Noura Boulkane, 31 ans, benjamine d’une famille marocaine de dix enfants, dont les parents ne savent ni lire ni écrire. Entrée comme technicienne chez Vinci Energies, elle y est aujourd’hui responsable d’affaires. « J’ai toujours été brillante à l’école, mais je ne pouvais pas me payer des études longues, explique la jeune femme diplômée du CNAM en juin 2016. Devenir ingénieur, c’était pour moi un challenge personnel, un défi d’enfance et un moyen de sortir de la pauvreté. »