L’écrivaine française Marguerite Duras (1914-1996) pose pour le photographe, au début des années 1950, à son domicile parisien. | STF / AFP

Les femmes sont-elles capables d’écrire des œuvres dignes d’être étudiées ? La question pourrait légitimement se poser à la lecture des programmes des agrégations littéraires externes. En effet, agrégatives et agrégatifs étudieront en 2017, en littérature comparée, des textes d’Albert Camus, Zbigniew Herbert, Lawrence Durrell, René Char, Mahmoud Darwich et Federico Garcia Lorca. Une autre épreuve met au programme Montaigne, Molière, Denis Diderot, Victor Hugo, Jean Giono. Et une seule femme, Christine de Pisan.

En 2016, étaient retenus Jean Renart, Ronsard, Pascal, Beaumarchais, Emile Zola et Yves Bonnefoy. Une sélection d’auteurs, parmi lesquels aucune autrice, comme c’était déjà le cas en 2014, 2012, 2011, 2010, 2009, 2008, 2007…

« Les mêmes écrivains reviennent en permanence », s’exaspère Anne Grand d’Esnon, membre de l’association féministe de l’école normale supérieure de Lyon, Les Salopettes. Pour ouvrir un peu plus la porte aux femmes dans les programmes d’agrégation, un collectif emmené par la jeune normalienne a adressé au ministère de l’éducation nationale une pétition, riche de près de 500 signatures, réclamant que « la représentation des autrices dans le programme d’agrégation fasse partie des préoccupations des président-e-s de jury au moment de la sélection définitive des programmes ». En somme, que la litanie d’auteurs masculins soit plus régulièrement interrompue par une écrivaine.

Marguerite Duras en 2006 et Marguerite Yourcenar en 2015

Pendant des siècles, les poétesses, romancières, essayistes accédant à la notoriété ont été moins nombreuses que leurs confrères masculins. « On dit que les femmes ont dû attendre leur émancipation, au XXe siècle, pour pouvoir écrire – mais pourquoi, dans ce cas, y a-t-il autant d’autrices du XXe siècle dans le programme de littérature française que d’autrices du XVIe siècle ? », interroge le collectif dans le texte de sa pétition.

En effet, depuis 1981, sur les trente-sept derniers concours d’agrégation littéraire externes, seules deux femmes ont eu l’honneur d’être au programme des œuvres du XXe siècle, Marguerite Duras en 2006 et Marguerite Yourcenar en 2015. Enfin, pourrait-on « éviter qu’à chaque fois qu’un programme a pour objet principal les femmes, toutes les œuvres soient écrites par des hommes ? », poursuit le collectif.

Comment expliquer cette faible représentation des autrices ? « Les nouveaux professeurs enseignent les œuvres qu’ils maîtrisent. Celles qu’ils ont étudiées », poursuit Anne Grand d’Esnon. Un cercle de répétition, qui génération après génération, ne laisserait que peu de place à la nouveauté, et aux femmes.

Les femmes victimes « d’un système d’invisibilité »

Les autrices sont victimes « d’un système d’invisibilité », estime Christine Detrez, professeure de sociologie à l’ENS Lyon et signataire de la pétition. Le « canon littéraire » – les œuvres considérées comme majeures – ne laisserait que peu de place aux autrices. « Notre culture est masculine, c’est le patrimoine. Mais il y a également un “matrimoine”. » Des œuvres que la postérité n’a pas retenues du fait du sexe de leur auteur. « Il y a un travail de spéléologie littéraire à réaliser pour redécouvrir leurs œuvres et les enseigner », réclame la sociologue.

Le panthéon des auteurs français subirait une forme de sclérose, à en croire Françoise Cahen, professeure de littérature dans le Val-de-Marne : « Les canons littéraires sont constitués depuis des siècles. Les mêmes œuvres sont étudiées, donc rééditées, programmées », estime l’enseignante. En 2016, cette enseignante avait lancé une pétition pour réclamer de « donner leur place aux femmes dans les programmes de littérature du bac L ». Une initiative qui lui a valu le soutien de la ministre de l’éducation nationale, Najat Valaud-Belkacem, et l’inscription au programme du bac L 2018 de La Princesse de Montpensier, une nouvelle de Madame de La Fayette.

« L’alternance des genres est intégrée dans les programmes », se défend le ministère de l’éducation nationale. Il rappelle que dans la feuille de route de l’année 2017 adressée aux recteurs des académies, suite à la pétition concernant le bac L, il est en effet demandé « de mieux prendre en compte l’égalité femmes-hommes dans la conception des sujets, tant dans les sources utilisées que dans la présentation et formulation des questions posées », et ce, à tous les concours. Un volontarisme qui, selon le ministère, se serait traduit par la présence d’une œuvre de Christine de Pisan, poétesse et philosophe du XVe siècle, dans le programme 2017 des agrégations littéraires externes.

Retravailler les critères de jugement

Mais la pression du ministère serait pour peu dans le choix du jury. Selon Paul Rauci, inspecteur général de l’éducation nationale et président du jury de l’agrégation externe de lettres modernes, la poétesse ne doit pas son intégration à son genre mais « à l’intérêt de son œuvre » : « Nous avons le souci que les genres soient équitablement représentés. ». Mais il s’agit ici de genre littéraire : poésie, théâtre, roman, essai… « Nous veillons aussi à un équilibre des volumes des textes pour que la charge de travail ne soit pas trop considérable », précise-t-il. Et si le roman historique Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar, était au programme de l’agrégation en 2015, ce n’est pas en raison du sexe de l’écrivain, « mais parce que c’est magnifique ! » ajoute-t-il.

Faut-il, comme le demandent les signataires de la pétition, donner un coup de pouce aux autrices dans les programmes de l’agrégation ? « La lutte pour l’égalité des sexes peut passer par cet élément symbolique. Il y a peu de femmes qui font partie du canon », reconnaît Paul Rauci. Les critères de jugement qui intègrent une œuvre dans le panthéon de la littérature française peuvent être « retravaillés ». C’est bien l’objectif de cette pétition.