Chéri Samba, « Je suis un rebelle », 1999. Acrylique, sequins et paillettes sur toile 146 x 204 cm. | Fondation Vuitton

Art africain, qu’est-ce à dire ? La question se pose d’autant plus vivement que s’accumulent dans le calendrier culturel parisien du printemps les expositions qui lui sont consacrées. D’une part, leur nombre et leur diversité affirment avec une force jusqu’ici jamais atteinte en France la présence dans l’art actuel d’artistes qui, d’une façon ou d’une autre, ont des relations étroites avec le continent africain. D’autre part, ce même nombre et cette même diversité rendent la question de sa définition de plus en plus difficile et l’hypothèse de sa cohérence de plus en plus douteuse. Pourquoi devrait-il y avoir un « art africain » alors que nul ne soutiendrait qu’il existe un « art européen » ?

Art/Afrique : « L’immense capacité d’invention du continent » exposée à Paris
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La Fondation Louis-Vuitton, dont c’est la première intervention en la matière, présente simultanément trois expositions. L’une est consacrée à une sélection d’artistes sud-africains de toutes générations et toutes origines. Une deuxième montre des œuvres d’artistes africains acquises ces derniers temps par la Fondation. La troisième révèle un choix pris dans la collection de Jean Pigozzi, la plus considérable au monde et la première à s’être concentrée sur la création dans cette partie du monde. On y trouve, comme dans le fonds de la Fondation Vuitton, des artistes de plusieurs générations et de nombreuses nationalités.

Machines délirantes ou menaçantes

Il apparaît au premier regard qu’ils ne sont liés entre eux par aucune tendance ou pratique artistique commune. Rien ne rapproche le Congolais Chéri Samba, inventeur d’une peinture narrative et symbolique né en 1956, Romuald Hazoumé, né au Bénin en 1962, dont le travail prend le plus souvent la forme d’assemblages et d’installations à partir d’objets récupérés, et Abu Bakarr Mansaray, né en Sierra Leone en 1970, qui dessine les plans impossibles de machines délirantes ou menaçantes. Leur seul point commun est qu’ils sont venus au monde au sud de Sahara. Rassemblerait-on des artistes sous le label Asie parce qu’ils seraient tous nés à l’est de l’Oural ?

L’une des plus importantes collections d’art africain contemporain du monde exposée
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Parallèlement, à la Grande Halle de la Villette, à Paris, et à la Gare Saint-Sauveur, à Lille, Afriques Capitales déploie un choix encore plus varié. C’était, pour l’essentiel, celui de la dernière Biennale de Dakar, en 2016, les manifestations sénégalaise et françaises ayant le même commissaire, Simon Njami. La géographie y est différente de celle de la collection Pigozzi, puisque les créatrices et créateurs des pays du Maghreb y sont présents, qu’ils vivent dans cette région du monde ou se soient établis ailleurs.

Pascale Marthine Tayou, « Pascale masquée », 2016. Cristal et matériaux divers, 74 x 21 x 25 cm. | Courtesy de l’artiste et Galleria Continua.

Même observation à propos de Hassan Musa, Soudanais établi de longue date en France, de Pascale Marthine Tayou, né au Cameroun, mais dont l’atelier se trouve à Gand, en Belgique, ou de Myriam Mihindou, d’ascendance gabonaise, qui vit à Paris, comme Emo de Medeiros, né au Bénin. Alexis Peskine est lui parisien de naissance, comme l’était la photographe Leïla Alaoui, morte dans l’attaque terroriste de Ouagadougou en 2016 et à laquelle un hommage est rendu. On trouve la même diversité dans d’autres manifestations, dont « Le Jour qui vient », à la galerie des Galeries Lafayette, où la Sud-Africaine Turiya Magadlela côtoie Julien Creuzet, né au Blanc-Mesnil.

Oppression, exploitation et acculturation

Si l’on s’en tient au seul critère géographique, on peut en déduire que, par « artiste africain », il faut entendre : soit une ou un artiste qui est né et travaille dans un pays de l’Afrique – exclusivement subsaharienne ou s’étendant au nord du désert selon les cas ; et aussi une ou un artiste d’Afrique du Sud, y compris celles ou ceux d’ascendance européenne comme Jane Alexander ou William Kentridge ; et encore celles et ceux qui vivent en Europe ou aux Etats-Unis – à l’exclusion des Africains-Américains qui sont montrés, quand ils le sont, comme Américains. Le moins que l’on puisse dire est donc que cette géographie est à géométrie variable et qu’on ne peut se fier à elle.

L’artiste sud-africaine Sue Williamson à la Fondation Vuitton
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Mieux vaut s’adresser à l’Histoire. Et rappeler deux évidences – ou du moins ce qui devrait être des évidences. La première est que, sur le continent africain, des rives de la Méditerranée au cap de Bonne-Espérance et de l’Atlantique à l’ouest à l’océan Indien à l’est, des formes artistiques extrêmement nombreuses et différentes se sont développées depuis le néolithique – sinon plus tôt – jusqu’au XIXe siècle. Peintures rupestres ou murales, sculptures de l’ivoire et du bois, terres cuites et bronzes, tissages et tressages : les modes et techniques de création sont aussi nombreux et complexes qu’en Europe au même moment, et si la peinture à l’huile manque à l’inventaire, il en est de même en Chine ou au Japon, civilisations que l’Occident ne s’est pas cru autorisé à mépriser.

« Nuit de Noël », 1963. Tirage argentique moderne 100 x 100 cm. | Malick Sidibé

Or – second point historique – à partir du XIXe siècle ces peuples ont subi la conquête et la colonisation de leurs territoires par les Etats européens : principalement le Royaume-Uni, celui de Belgique, l’Empire allemand et la République française. La colonisation a vu, entre autres conséquences flagrantes, la progressive destruction des cultures anciennes, ne serait-ce que parce que les situations politiques, religieuses et sociales ont été entièrement bouleversées par les administrations coloniales et l’action des missionnaires, qu’ils soient catholiques ou protestants. La « supériorité » des Blancs sur les populations noires était alors tenue pour une évidence, qui justifiait l’oppression, l’exploitation et l’acculturation.

Mise à sac, dénigrement… et collections

Dans ce système colonial, les arts autochtones ont été considérés comme « sauvages », « barbares » ou « primitifs », termes uniformément péjoratifs, même si le troisième a fait par la suite l’objet d’une réévaluation partielle. Simultanément, tout en étant considérés par l’immense majorité des Européens comme « grossiers » ou « rudimentaires », ils ont été collectionnés en grande quantité : butins des guerres coloniales, tels les bronzes du Bénin emportés en France et en Grande-Bretagne après le sac du palais royal d’Abomey, collectes des missions ethnologiques aux méthodes parfois plus proches du vol que de l’enquête scientifique, objets rapportés par des coloniaux rentrant dans leur pays natal.

Ainsi se sont constitués les « stocks » d’art africain du British Museum de Londres, du Musée royal de Tervuren, en Belgique, ou de celui du Trocadéro, à Paris. Ce sont ces statues et ces masques qui ont progressivement gagné leur dignité d’œuvres d’art en Occident grâce à Apollinaire, Picasso, Matisse, Derain, Tzara, Breton et tous ceux qui, artistes et écrivains cubistes et surréalistes, ont su les regarder au-delà des stéréotypes colonialistes et racistes.

Pascale Marthine Tayou, « Colorful Calabashes », 2014. Calebasses peintes, 9,2 x 2,7 x 0,5 m. | We Document Art

De ces événements indissociables, les artistes actuels sont, si l’on peut dire, les dépositaires. Quelle que soit la relation généalogique qu’ils ont avec l’Afrique, ils savent d’autant mieux le poids de cette histoire de mépris que, régulièrement, tel « contrôle au faciès » ou telle affaire plus grave encore rappelle ce que ça peut être d’avoir la peau plus ou moins noire en Europe et aux Etats-Unis. Ils savent aussi que, jusqu’à très récemment, la création plastique venue d’Afrique n’était guère visible, à l’inverse de la création musicale. Il n’est que trop facile de démontrer combien elle est demeurée presque invisible jusqu’en 1989. Cette année-là, Esther Mahlangu, Frédéric Bruly Bouabré, Chéri Samba, Cyprien Tokoudagba, John Fundi et Seni Awa Camara sont de ceux que l’exposition « Magiciens de la Terre » met en avant au Centre Pompidou et à La Villette. Ils y ont été pour la plupart invités grâce à André Magnin, expert voyageur, devenu plus tard galeriste, maître d’œuvre de la collection Pigozzi et cosignataire des expositions de la Fondation Vuitton.

En 1989, certains sont quinquagénaires et n’ont pour autant reçu aucune reconnaissance internationale. Puis il faut attendre seize ans avant que le Centre Pompidou s’intéresse à nouveau à l’Afrique : en 2005, Simon Njami, l’auteur d’« Afriques Capitales » aujourd’hui, est le commissaire d’« Africa Remix », exposition panoramique où figurent beaucoup de ceux que l’on retrouve dans les manifestations actuelles. Depuis, au Centre Pompidou, plus rien. On dirait que l’institution considère qu’une exposition toutes les deux décennies suffit. Quant au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, il semble se désintéresser totalement de la question.

Défense et illustration d’un « art africain »

L’immense majorité des expositions où ces créateurs sont montrés depuis deux décennies sont ainsi le fait de fondations privées : la Fondation Cartier qui a eu un rôle pionnier, la Maison rouge ensuite, et aujourd’hui la Fondation Vuitton qui accueille pour la première fois en France la collection Pigozzi, alors que celle-ci a fait l’objet de plusieurs présentations ailleurs dans le monde. Quelques galeries se sont intégrées à ce mouvement, à commencer par celle qu’André Magnin a fondée en 2009. Barthélémy Toguo expose à la galerie Lelong, Myriam Mihindou et Hassan Musa chez Maïa Muller, les Béninois Gérard Quenum ou Kifouli Dossou chez Robert Vallois. Romuald Hazoumé a eu les honneurs de la galerie Gagosian en 2016. Deux foires se sont créées : 1.54 Contemporary African Art Fair à Londres et New York depuis 2013, et AKAA à Paris en 2016.

John Goba, « Mambolo (The Great Hunter) », 1993. Bois peint, métal et épines de porc-épic 200 x 190 x 120 cm. | Fondation Vuitton

La situation change donc. Mais reste un questionnement embarrassant déjà suggéré : pour la faire évoluer, pour casser l’indifférence, la stratégie adoptée a été celle de la défense et de l’illustration d’un « art africain » considéré globalement, en postulant la pertinence de cette notion et en se gardant de l’analyser. Le titre « Africa Remix « est exemplaire de cette attitude, comme « Afriques Capitales « aujourd’hui ou « Contemporary African Art » pour 1.54. Or ce label recouvre des créations extrêmement diverses au risque de faire croire à un essentialisme. Celui-ci ne peut que glisser vers le racialisme, du simple fait qu’il sous-entend qu’il existerait des types humains et des catégories invariables. N’a-t-on pas entendu récemment parler d’« art noir », comme on disait « art nègre », dans l’entre-deux-guerres ?

Il n’existe rien de tel. Il existe des artistes dans l’œuvre desquels l’Afrique, son passé, la colonisation et la décolonisation, les rapports nord-sud mais aussi les cultures qui s’y sont développées jadis et les mythologies d’autrefois occupent une place, centrale ou mineure selon chacun. Quelques-uns font leur sujet de cette histoire elle-même, du « primitivisme » des avant-gardes occidentales ou de la mondialisation culturelle actuelle. Certains, mais pas tous, tant s’en faut. Imposer un plus petit commun dénominateur conduit à méconnaître les singularités d’une part, à refuser toute universalité d’autre part.

« Art/Afrique, le nouvel atelier », Fondation Louis-Vuitton, du 26 avril au 28 août 2017.