Les commissaires européens Pierre Moscovici (affaires économiques) et Marianne Thyssen (affaires sociales), à la Commission européenne, à Bruxelles, en 2015. | Wiktor Dabkowski/ZUMA/REA

Ces dernières années, le mot « social » avait quasiment disparu du vocabulaire européen. Depuis la claque du vote en faveur du Brexit et la montée des partis europhobes se nourrissant du sentiment de déclassement des classes populaires, la Commission de Bruxelles a pris conscience qu’elle ne pouvait plus rester aphone sur le sujet.

Mercredi 26 avril, elle devait présenter un très attendu « socle des droits sociaux », censé aiguillonner les Etats membres et pousser les plus à la traîne à renforcer les droits et les protections de leurs citoyens. Le « timing » n’a rien d’innocent. La Commission, dont le président Jean-Claude Juncker a jugé utile de féliciter Emmanuel Macron pour sa sélection au second tour de l’élection présidentielle dimanche 23 avril, entend prouver aux Français tentés par le vote Le Pen que l’Europe se préoccupe des « oubliés de la mondialisation ».

Le « socle social » énonce une vingtaine de grands principes, organisés autour de trois thèmes : mêmes opportunités d’accès pour tous au marché du travail, des conditions de travail équitables, et une protection sociale plus « inclusive ». La Commission se prononce par exemple – c’est nouveau – pour un salaire minimum dans chaque Etat membre, qui devrait tenir compte des évolutions du niveau de vie et des besoins élémentaires des travailleurs. Et elle invite à combattre le phénomène des travailleurs pauvres.

La réécriture de la directive sur le temps de travail, adoptée en 2003 et désormais inopérante, devient urgente.

La commissaire belge aux questions sociales Marianne Thyssen devait aussi annoncer une proposition de directive traitant de « l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée ». Le texte fixe un congé paternité d’au moins dix jours partout dans l’Union, un congé parental d’au moins quatre mois (que chacun des deux parents pourrait prendre avant les 12 ans de son enfant). Et au moins cinq jours de disponibilité par an et par individu pour s’occuper d’un proche (un parent malade).

Mme Thyssen veut par ailleurs faire adopter une réécriture de la directive sur le temps de travail, dont la dernière mouture date de 2003 mais qui a fait l’objet de tant de tractations et d’exceptions à la règle d’une durée maximale hebdomadaire du travail de 48 heures en Europe, qu’elle est devenue inopérante. « Plus personne ne sait quelles sont les obligations réelles des employeurs », relève la commissaire.

Enfin, la Commission a annoncé le lancement de consultations avec les partenaires sociaux européens, en vue d’une révision de la directive sur les contrats de travail datant d’il y a vingt-cinq ans, à une époque où les plates-formes du type Uber n’existaient pas. « Pas question d’introduire trop de normes, qui décourageraient la création de ces nouveaux emplois », précise néanmoins Mme Thyssen, ancienne patronne des démocrates-chrétiens flamands, affiliés à la grande famille des conservateurs européens.

« Pendant la crise financière, l’Europe s’est focalisée sur le sauvetage des banques, les gens nous l’ont reproché. Mais si elles s’étaient effondrées, la crise aurait été encore plus grave. L’économie va mieux, alors nous essayons progressivement de réorienter l’Union », explique la commissaire, citant le plan d’investissement Juncker lancé en 2015, l’application plus conciliante du pacte de stabilité et de croissance (avec sa fameuse règle d’un plafond maximum de 3 % de déficit public) et ces nouvelles mesures sociales.

« L’économie va mieux, alors nous essayons progressivement de réorienter l’Union », explique Marianne Thyssen, la commissaire aux affaires sociales.

La prise de conscience « sociale » de Bruxelles serait plus profonde. « Depuis les années 1990, les institutions européennes semblent avoir placé leur totale confiance dans la fable des marchés autorégulateurs censés procéder par eux-mêmes à l’allocation optimale des ressources », estime Christophe Degryse, membre de l’Institut syndical européen, un centre de recherche bruxellois. « Ce fut la principale erreur de conception de l’union économique et monétaire dont, avec la crise, certains responsables politiques semblent revenir aujourd’hui », estime encore le chercheur. Les chiffres sont parlants : au lieu de converger, les économies de l’Union n’ont cessé de diverger et les écarts de salaire médian sont désormais de 1 à 10 entre la Bulgarie et le Luxembourg.

Bruxelles ira-t-elle pour autant au-delà d’une opération de communication rondement menée ? Les citoyens de l’Union ont-ils une chance de voir un jour ces propositions se concrétiser ? La question se pose : la Commission n’a jamais disposé de pouvoirs très étendus en matière sociale, les Etats membres ayant jusqu’à présent refusé de lui céder leurs prérogatives.

L’institution n’a pas autorité pour imposer un revenu minimum dans un Etat membre ou une assurance-chômage européenne. Son « socle social » n’a rien de contraignant, même si elle espère un engagement politique du Conseil (la réunion des pays membres) à s’y conformer dans les semaines qui viennent.

Jusqu’à présent, les Etats ont bloqué toute tentative d’harmonisation. Les Britanniques se sont opposés avec constance à une réécriture de la directive sur le temps de travail. Les pays du Nord (Danemark, Suède) n’ont cessé de freiner les velléités bruxelloises, redoutant un nivellement par le bas et des atteintes à leur modèle social très protecteur. Et les pays de l’Est rejettent toutes les mesures susceptibles de remettre en cause leur modèle économique, basé sur leurs bas coûts salariaux.

Symptomatique des atermoiements européens : le fiasco de la directive sur le congé de maternité. En 2008, la Commission propose de l’allonger à dix-huit semaines. Les gouvernements trouvent la mesure trop coûteuse. En 2015, faute d’avancées, le projet est abandonné.

En 2015, le projet de directive européenne sur le congé de maternité est abandonné, après sept ans d’atermoiements.

La nouvelle directive sur l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle aura t-elle plus de chances d’être adoptée ? La française Anne Sander, députée européenne LR, membre de la commission emploi et affaires sociales du Parlement européen, reste confiante. « Les sociétés ont bougé, les esprits sont peut-être plus ouverts. Mais il faut éviter les propositions trop ambitieuses. C’est ce qui avait tué la directive sur le congé maternité. Je préfère des mesures réalistes, pour se donner une chance qu’un jour elles soient adoptées par les Etats. »

Preuve que les lignes bougent un peu : « Il n’est pas question de laisser aux sociaux-démocrates le monopole de la parole sur les droits sociaux ! Nous devons aussi prouver aux Européens que Bruxelles peut leur servir à quelque chose », glisse une source chez les conservateurs du PPE (Parti populaire européen), majoritaire au sein de l’hémicycle strasbourgeois. D’autres estiment que le départ annoncé des Britanniques pourrait enfin débloquer certains sujets sociaux au Conseil.

L’Union aura cependant du mal à convaincre (du moins les citoyens ouest-européens) qu’elle a acquis la fibre sociale, tant qu’elle ne sera pas parvenue à réviser la directive sur le travail détaché de 1996.

Voilà plus d’un an que la Commission a proposé un texte sanctuarisant le principe d’un même revenu sur un même chantier pour tous les travailleurs européens quelle que soit leur nationalité. Le but ? Limiter au maximum la fraude et le dumping social. Mais les négociations avec la dizaine de pays de l’est qui refusent d’endosser cette révision, avancent à tout petit pas. « Les positions commencent à converger », assure Mme Thyssen.