L’homme d’affaires et collectionneur d’art Sindika Dokolo, à Londres, en mars 2017. | Abbie Trayler Smith pour Le Monde

En Afrique, l’homme d’affaires Sindika Dokolo est sans doute le plus grand collectionneur d’art. Une passion, dit-il, hérité de son père, Augustin Dokolo, banquier autodidacte qui a fait fortune au Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo), et de sa mère, une Danoise aujourd’hui consule à Kinshasa. La collection de l’industriel de 45 ans, actif dans le diamant et le ciment, s’est développée au début des années 2000 avec l’acquisition de centaines d’œuvres de l’Allemand Hans Bogatzke. Elle est panachée aujourd’hui avec des œuvres d’Andy Warhol, de Jean-Michel Basquiat et de la fine fleur de l’art contemporain africain.

A Luanda, en Angola, où il a épousé la femme la plus riche d’Afrique, Isabel dos Santos, fille du chef d’Etat angolais au pouvoir depuis 1979, il a établi une fondation qui porte son nom. Depuis deux ans, elle traque et a rapatrié en Angola des pièces d’art classique pillées durant la guerre angolaise de 1975 à 2002. Sindika Dokolo nous a reçus à Londres, où il passe une partie de l’année. Il revendique une méthode « agressive » motivée par la volonté de refaçonner une « dignité africaine ».

Quel regard portez-vous sur l’engouement porté à l’art africain contemporain qui est à l’honneur avec trois expositions ce printemps à Paris ?

Sindika Dokolo Cet intérêt pour l’Afrique et ses arts me semble positif mais je reste réservé. Encore faut-il que l’approche soit pertinente et soit en rupture avec les expositions exotiques que nous avons trop souvent vues. Il y a peut-être un début de prise de conscience, une curiosité et un regard différent sur une nouvelle Afrique qui évolue. Comme beaucoup d’Africains, je suis critique et exigeant. En matière d’art contemporain africain, j’ai souvent l’impression, qu’en France, on s’intéresse beaucoup plus à la surface des choses plutôt qu’à représenter son potentiel et sa force. Cela ne dépend pas seulement du regard qui est porté par les curateurs, les artistes africains eux-mêmes ont une responsabilité.

Vous semblez méfiant à l’égard des initiatives françaises consacrées à l’Afrique…

J’ai grandi dans une France ouverte et internationale. Aujourd’hui, de Luanda ou de Kinshasa, j’observe une France recroquevillée. Etre noir ou afrodescendant en France, ce n’est toujours pas un projet. L’identité plurielle y est un fardeau plutôt qu’une force. Il y a encore tellement de portes à ouvrir, tellement de blocages psychologiques à surmonter que Paris n’est pas vraiment le centre de réflexion artistique idéal pour penser l’art africain. On y parle encore d’art primitif, d’art tribal, d’art premier ! C’est hallucinant ! J’ai installé ma fondation à Luanda, où je vis, et je veux qu’elle soit un symbole de la dignité africaine par l’art.

L’Angola est un pays difficile d’accès, tant en termes de sécurité que pour l’obtention de visas, y compris pour les Africains. Ne craignez-vous pas que cela freine le développement de votre fondation ?

Non, car il y a une donnée fondamentale à prendre en compte : l’Angola, sans doute plus que l’Afrique du Sud, est le pays du continent où l’on a pratiqué cette culture de la dignification de soi, du combat pour la survie. Il y a une fierté angolaise qui, pour moi, est à la pointe de la fierté africaine. Il y a une verticalité angolaise. C’est un peuple debout. On le retrouve dans l’art, dans la politique et dans l’activisme, par exemple chez Luaty Beirao [rappeur et activiste emprisonné en 2015 et fréquemment réprimé]. Même si je n’aime pas ce qu’il fait, ni ses idées quasi anarchistes, il a ce truc très angolais : du courage dans la lutte, un combat jusqu’à la mort contre le pouvoir angolais dont je comprends que l’on puisse le critiquer. Moi, l’énergie artistique de Luanda, puisée dans son histoire et dans sa créativité contemporaine, m’inspire.

Quel est votre artiste contemporain africain préféré ?

Francis Bacon ! Ses créations expriment une puissance très africaine. Je lui ai d’ailleurs remis un passeport africain à titre posthume ! Ma collection compte de nombreux artistes contemporains africains comme les Sud-Africains Cyprian Shilakoe et Billie Zangewa, le Camerounais Bili Bidjocka, le Zimbabwéen Kudzanai Chiurai, le Soudanais Hassan Musa… Je me refuse à subir la mode d’un art africain contemporain qui est parfois artificiellement créé par des acteurs d’un marché qui ignorent tout de l’Afrique, de l’artiste, du message souvent sophistiqué et complexe. Avec ma fondation, il s’agit aussi de contrer cette déviance, servir de référence et redonner une place à l’art d’un continent trop longtemps ignoré ou méprisé.

Vous vous refusez à parler d’« art premier ». Quel rapport entretenez-vous avec ce que vous appelez l’« art classique africain » ?

« Lorsqu’il faut indemniser, je le fais mais je paie le prix juste. Lorsqu’il faut user de pressions judiciaires, je recrute les meilleurs avocats » Sindika Dokolo

C’est ce qui me fait vibrer et m’a procuré l’expérience la plus puissante de ma vie. Il me semble indispensable que les commissaires d’exposition d’art africain contemporain s’y intéressent. L’histoire de l’art n’a pas démarré avec le pop art.

L’histoire de l’Afrique n’a pas démarré avec un Blanc qui a posé un pied sur le continent. Je me réapproprie l’histoire de l’art en Afrique. Et j’exige une place digne de l’importance de cette forme d’expression dans l’histoire de l’art mondiale. A ma manière, j’essaie de contribuer à éduquer les marchands d’art.

Quitte à parfois exercer une pression sur les collectionneurs et galeristes détenteurs d’œuvres qui furent pillées au musée Dundo de Luanda pendant la guerre, de 1975 à 2002 ?

Je pose un rapport de force. J’assume ma méthode qui peut être considérée comme radicale. Cela fonctionne et j’ai pu retrouver une dizaine d’œuvres. Trois ont été remises au gouvernement angolais. Certains collectionneurs informés de ma démarche m’ont restitué naturellement leurs pièces. C’est par exemple le cas d’un galeriste parisien qui m’a remis un siège tchokwe qu’il détenait. On a noué un vrai lien par la suite. Je lui ai acheté d’autres œuvres et je l’ai invité en Angola pour qu’il puisse remettre en personne cette œuvre au roi tchokwe. Plus récemment, un accord à l’amiable a été trouvé avec un marchand d’art parisien qui a accepté le retour d’un important masque Mwana Pwo (« jeune femme »).

Lorsqu’il faut les indemniser, je le fais mais je paie le prix juste. Lorsqu’il faut user de pressions judiciaires, je recrute les meilleurs avocats. L’enjeu est considérable pour l’Afrique : le retour du patrimoine. Et démontrer au monde entier que l’art classique africain ne se résume pas à de la sorcellerie ou à des ustensiles. Cela peut sembler un détail au regard des conflits, de la famine, de l’actualité. Tout le monde s’en fout peut-être, mais c’est fondamental pour moi.

Comment organisez-vous les recherches de ces œuvres pillées ?

Six personnes de ma fondation travaillent sur ce projet d’identification et de restitution d’œuvres d’art tchokwe volées. Nous avons signé un accord avec Christie’s pour accéder à leur base de données et ainsi pouvoir traquer toutes les œuvres d’art tchokwe qui seraient passées par leurs circuits. Il en va de même avec le département de recherche du Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren, en Belgique.

Cette traque se concentre-t-elle uniquement sur les œuvres d’art classique angolaises ?

J’élargis nos recherches à mon pays, la République démocratique du Congo. En ce moment, je travaille à la traque des œuvres volées aux musées de Lubumbashi et de Kinshasa durant la première guerre du Congo (1996-1997). Des marchands d’art occidentaux avaient envoyé des émissaires munis de photos des œuvres à voler qui traversaient en pirogue le fleuve depuis Brazzaville…

En épluchant un livre de Marie-Louise Bastin, la spécialiste de l’art tchokwe, et de vieux ouvrages que je déniche dans des brocantes, j’ai été intrigué par un masque. Je m’en suis ouvert aux marchands d’art africain, le Bruxellois Didier Claes et le Parisien Tao Kerefoff, qui appuient ma fondation dans ses recherches. Il s’est avéré que c’est un masque tchokwe volé au musée Dundo et que l’on retrouve sur les billets de francs congolais ! On le recherche. Et on va le retrouver.

L’art vous permet-il de refaçonner votre image de « riche africain corrompu », comme le disent vos détracteurs ?

L’important pour moi, c’est d’être et de faire. Certains disent que l’élite africaine est forcément corrompue et est au fond l’ennemi de l’Afrique. Ils créent des figures rassurantes comme les ONG et la société civile forcément merveilleuses. Je préfère que les richesses de l’Afrique reviennent à un Noir corrompu plutôt qu’à un Blanc néocolonialiste.

Article tiré du hors-série du Monde, Art, le printemps africain, 84 pages, 12 euros, en librairie et sur boutique.lemonde.fr. Exposition « Art/Afrique, le nouvel atelier », Fondation Louis-Vuitton, du 26 avril au 28 août 2017.