« – Je déteste ce que ce jeu fait de moi.
– C’est vrai, il fait ressortir ce qu’il y a de pire en toi, mon pauvre ami. »

C’est un jeune homme plutôt de très bonne tenue. Appelons-le, au hasard, Martin U. (par respect pour ses proches, son nom a été anonymisé). A la ville, c’est un garçon fort charmant, tout à fait urbain et recommandable. Mais le voilà au volant d’un kart virtuel, et c’est comme si un charretier haineux, vociférant des bordées de jurons les mains tendues et les yeux hagards, venait soudain de prendre possession de son corps.

C’est ce qu’il convient d’appeler « l’effet Mario Kart » : cette propension à faire ressortir des tréfonds de chaque âme les profondeurs les moins reluisantes. On a vu un collègue se prostrer de rage après une carapace rouge reçue dans le dernier virage, un autre confesser l’évaporation subite des effets de cinq années de psychanalyse pour apprendre à accepter la défaite, un dernier fuir en prétextant un rendez-vous au cinéma, bras croisé et moue boudeuse, après un ultime lancer de manette à travers la pièce.

Mario Kart rend fou. Sans doute faut-il beaucoup d’imagination (ou de familiarité avec la série) pour percevoir les raisons qui font d’un simple jeu de course haut en couleur un tel concentré de sentiments renfrognés, de poings crispés et d’insultes que rigoureusement ma mère m’a interdit de nommer ici.

Mario Kart 8 Deluxe | Nintendo

Leçon de vie à roulettes

En apparence, on y prend part à un innocent ballet de véhicules motorisés à travers des pistes fantaisistes. Mario l’éternel moustachu et sa cohorte d’amis parcourent le tracé de circuits faits de confiseries ou de jouets, ils roulent à dos d’anguille, planent en évitant des Airbus en plein décollage, dérapent dans les rouages d’une horloge géante, se bousculent sur des tracés arcs-en-ciel suspendus dans le vide. L’onirisme à roulettes, en 48 circuits différents – un record pour la saga – au volant de karts, moto, landaus, F1, ou encore chaussures à quatre roues.

Mais Mario Kart, c’est aussi un jeu intrinsèquement compétitif. Douze candidats qui se battent pour la première place, un classement par points, douze coupes différentes à décrocher à raison de quatre circuits successifs par championnat. Elles peuvent bien s’appeler coupe Feuille, Banane ou Cloche, une fois le départ donné, c’est une guerre effrénée qui fait rage sur l’asphalte, à grand renfort de peaux de banane, de carapaces vertes, rouges ou bleues, de coups de klaxon, de boules de feu, d’étoiles d’invincibilité ou encore de plantes piranha. Le fantôme, qui chaparde l’arme d’un adversaire, fait son retour dans cet épisode.

« Mais pourquoi moi, bon sang ? »

Dans l’enfer d’une partie, il suffit d’une carapace idoine dans la tronche d’un adversaire pour altérer le cours d’une course, d’une peau de banane vicieuse devant un tremplin pour calmer un poursuivant, ou d’une carapace bleue à tête chercheuse pour dégommer le premier et relancer entièrement le suspense.

Toute la force de la série est de doser délicatement l’équilibre entre les talents de pilote – il en faut, et cela s’acquiert – et la chance – il en faut aussi, et 100 % des joueurs jurent ne pas en avoir eu assez. Il ne se passe pas une course sans que nous pète à la face la troisième coquille rouge d’un adversaire harceleur, la banane d’un faux frère fourbe, ou l’impitoyable bleue d’une némésis que l’on avait semée. Ou, moins voulu mais même effet rageant, une déconnexion intempestive en multijoueur sans fil.

Nintendo retranscrit à merveille deux grandes références universelles : l’ivresse de prendre part à une version manga des Fous du volant ; et surtout le sentiment de détresse, d’injustice et de persécution de l’innocente victime d’une chute inopinée de guano sur le coin de la tête. Cette rage-là, ce « mais pourquoi moi encore, bon sang ? » qui étrangle la voix un matin sur le chemin du travail sous les rires moqueurs de sept passants hilares, c’est l’émotion de Mario Kart à l’état pur. Alors, forcément, il y en a la majorité qui rient, et d’autres un peu moins.

Version améliorée

Quiconque découvrirait Mario Kart 8 avec cette édition Deluxe se délectera de l’un des tout meilleurs épisodes jamais réalisés, un bijou d’équilibre, de richesse et de vie, au contenu pléthorique, aux pilotes foisonnants, aux courses créatives, aux tracés parfois vertigineux, aux clins d’œil innombrables et aux retournements de situation incessants.

Le jeu, initialement sorti en 2014 sur Wii U, s’était imposé comme le meilleur jeu de la console, et un classique immédiat autant pour les parties entre amis que pour les championnats improvisés en ligne avec des inconnus. Elle est ici livrée dans sa version la plus complète, avec les seize courses supplémentaires initialement réservées à un téléchargement payant. Et, joie, tout le contenu est débloqué par défaut, y compris le championnat 200 cc, à la vitesse quasi ingérable. Le maniement est par ailleurs bien plus agréable avec la manette Switch, et surtout sa version Pro.

Mario Kart 8 Deluxe, le jeu qui ne consiste pas à se faire des amis. | Nintendo

Les fidèles de Mario Kart 8 pourront difficilement retrouver le même sentiment de surprise. Le jeu est à 95 % identique, sans la moindre course supplémentaire. Il incorpore en revanche un nouveau mode « bataille » à l’ancienne, avec concours d’éclatage de ballons (très efficace), variante des gendarmes et des voleurs (divertissant mais un peu confus), une course à la couronne (très amusante), un match de lancer de bombes (trop chaotique) ou encore une compétition de ramassage de pièces (retors et stratégique).

En mode course, quelques réajustements comme l’apparition des doubles cadeaux et un troisième niveau de boost donnent tout de même une dimension festive et stratégique supplémentaire aux championnats. Enfin, sous réserve d’avoir au moins quatre jeux et quatre Switch, il est désormais possible de jouer à huit en même temps – une option délicieusement bienvenue, un peu gâchée par l’instabilité du réseau local, les déconnexions intempestives qui en découlent, et l’obligation d’utiliser par défaut les manettes en mode riquiqui. Or autant le contrôleur complet fonctionne parfaitement, autant les demi-contrôleurs Joy-Con pris séparément, à l’horizontale, relèvent de la punition collective. Ils pourront toujours servir d’excuse.

« & 3 %$£@§!! », proteste une nouvelle fois Martin U., avant de reprendre son calme et redresser son col. Cette fois, ce n’est pas passé loin : seconde place, doublé sur la ligne par un fantôme en formule 1 propulsé par un triple champignon (cette phrase a un sens, promis). La veille, c’est lui qui l’emportait après avoir, disons-le, volé une partie, en dégommant l’innocent auteur de ces lignes d’une carapace rouge à trois centimètres du damier final. La roue tourne. Le dieu de la banane jaune est ainsi fait que tel le guano céleste, la carapace de l’ultime virage qui s’est abattu sur tel joueur un joueur s’abattra sur un autre le second. C’est la vie. C’est le destin. C’est Mario Kart, Martin.

En bref

On a aimé :

  • Gagner
  • Le contenu pléthorique
  • Pouvoir configurer les courses à gogo
  • La recette irrésistible
  • Le jeu convivial par excellence
  • L’ergonomie (sauf avec les Joy-Con à l’horizontale)

On n’a pas aimé :

  • Perdre
  • Le collègue qui enregistre le replay de sa partie gagnante
  • Le mode 8 joueurs pas au point
  • Les fanfaronnades de Martin depuis qu’il a volé une course

C’est plutôt pour vous si…

  • Vous avez des amis à perdre
  • Vous n’aviez pas encore joué au meilleur jeu de l’année 2014
  • Vous avez un compte à régler avec une connaissance

Ce n’est plutôt pas pour vous si…

  • Votre patron risque de vous entendre jurer au milieu de l’open space
  • Vous faites un travail sur vous pour apprendre à accepter la défaite dans la dignité

La note de Pixels
Neuf cierges brûlés sur l’autel de la sainte carapace bleue pour apaiser sa fureur et supplier sa clémence/10.