Editorial du « Monde ». Les uns ont été emballés ou épatés, les autres affolés ou effarés. Mais chacun l’a constaté : Jean-Luc Mélenchon a fait une campagne remarquable. Avec près de 20 % des suffrages et 7 millions de voix, il n’est pas loin d’avoir doublé son score de 2012. Son objectif politique est atteint : distancer, voire humilier, le candidat socialiste et s’imposer, demain, comme l’architecte en chef de la reconstruction de la gauche. Enfin, il a su contester à la candidate du Front national son statut autoproclamé de « candidate du peuple » et ramener dans le giron de la gauche bon nombre d’électeurs que la colère poussait vers l’extrême droite.

L’on peut donc comprendre la frustration du candidat de La France insoumise au soir du premier tour. Dans l’élan des dernières semaines, il avait fini par croire à portée de main sa qualification pour le tour décisif. Elle lui a échappé de peu. Est-ce une raison suffisante pour se murer, cinq jours durant, dans un silence pesant, pour refuser de donner une consigne de vote à ses électeurs et pour se réfugier dans un choix doublement négatif ? On ne le pense pas.

Vendredi 28 avril, en effet, M. Mélenchon a confirmé trois choses. D’une part, il ira voter au second tour. En clair, il n’appelle pas à l’abstention. D’autre part, il assure qu’il ne donnera en aucun cas sa voix à l’extrême droite. C’est dissuader ses électeurs de se reporter sur la candidate du Front national ; c’est bien le moins pour un homme qui entend s’inscrire dans les traditions de la gauche et de la République réunies. Enfin, il se refuse, au nom de l’unité de son mouvement, à appeler à voter pour Emmanuel Macron.

Principes, efficacité et cohérence

Compte tenu de la responsabilité qui est désormais la sienne, cette nouvelle version du « ni-ni » – ni Le Pen ni Macron – est périlleuse pour le pays et pour M. Mélenchon lui-même. C’est affaire de principes, d’abord. Il n’est pas recevable de mettre si peu que ce soit sur le même plan un adversaire politique et une ennemie irréductible, un candidat « progressiste » et la championne d’un parti réactionnaire et xénophobe, un démocrate républicain d’un côté et, de l’autre, une candidate dont le projet remet en cause les principes mêmes de la République, à commencer par l’égalité et la fraternité.

C’est également affaire d’efficacité. Après avoir endigué l’extrême droite au premier tour, pourquoi refuser de lui faire clairement barrage au second en votant pour son adversaire ? Comment ne pas admettre que toute voix qui ne se portera pas sur M. Macron affaiblira celui-ci et renforcera d’autant l’emprise du FN ? Comment tenir pour une question négligeable le score respectif des deux finalistes : une Marine Le Pen recueillant 40 % des voix ou davantage n’engrangerait pas seulement un succès historique mais bénéficierait d’un tremplin puissant pour les législatives de juin.

C’est enfin affaire de cohérence. En ne pesant pas de tout son poids sur la campagne d’entre-deux-tours et en se lavant peu ou prou les mains du résultat final, Jean-Luc Mélenchon laisse en déshérence l’espace politique qu’il s’est employé à occuper depuis des semaines. Il prend ainsi le risque de laisser Mme Le Pen s’installer sans vergogne comme la seule et unique candidate, et demain défenseuse, de l’alternative sociale dont il a fait le combat de La France insoumise. Ce faisant, il s’expose à dilapider le capital politique constitué pendant sa campagne. Ce ne serait pas la moindre de ses contradictions, sauf à imaginer que Jean-Luc Mélenchon joue la politique du pire.