Réussir son dixième anniversaire était un défi de la plus haute importance pour le Festival des musiques urbaines d’Anoumabo (Femua), qui s’est tenu du 25 au 30 avril à Abidjan. Les concerts gratuits organisés par le groupe local Magic System avaient été endeuillés, fin avril 2016, par le décès sur scène de la star de la rumba congolaise, Papa Wemba, et la disparition, une semaine plus tard, du batteur du groupe, mort en tentant de porter secours à quelqu’un qui se noyait. Autant de drames qui auraient pu sonner la fin du Femua. Mais Salif « A’salfo » Traoré, leader des Magic System et commissaire général du festival, ne voulait pas renoncer à ce qu’il considère comme un cadeau fait aux habitants du village – aujourd’hui une commune de plus de 70 000 habitants – qui les a vus grandir :

« On a passé toute notre carrière à écrire des chansons où on dit aux gens de ne pas baisser les bras, de toujours rester forts malgré les circonstances. Comment abandonner dès le premier obstacle ? Cependant, il nous fallait tirer des leçons de ce que nous avions vécu. »

Pour cette dixième édition, A’salfo a donc mobilisé les services de l’Etat ivoirien, et notamment du ministère de la santé : avant leur passage sur scène, un médecin proposait un bilan de santé aux artistes qui le souhaitaient. « C’est comme ça que nous avons vu que Monique Séka avait 18 de tension artérielle, explique A’salfo. Nous avons décidé ensemble de ne pas prendre de risques. » La reine de l’afro-zouk, qui devait jouer en ouverture de la soirée de vendredi, a ainsi déclaré forfait le jour même.

Kiff No Beat, Black M et Tiken Jah Fakoly

Néanmoins, ce n’est pas la santé des artistes qui a causé le plus de soucis au Femua, mais la gestion d’un succès exponentiel. Samedi 29 avril, le festival a certainement vécu l’une des soirées les plus intenses et les plus compliquées de ses dix années d’existence. Trois poids lourds du rap et du reggae – le groupe abidjanais qui monte, Kiff No Beat, le Français Black M et l’icône du reggae africain, Tiken Jah Fakoly – étaient programmés sur la scène installée au bout d’une rue de 600 mètres de long sur 75 mètres de large. Dans ce corridor, qui aurait pu très vite se transformer en couloir de la mort, s’étaient réunis entre 30 000 et 40 000 spectateurs venus non plus du seul quartier d’Anoumabo mais aussi d’Abobo ou d’Adjamé.

A’salfo, leader des Magic System, tente de calmer la foule lors du Femua, du 25 au 30 avril 2017, à Abidjan. | Stéphanie Binet

L’équipe du Femua a dû alors faire face à une situation que redoute tout organisateur de manifestations : les bousculades et les mouvements de foule. Déjà la veille, avant le passage de « la figure tutélaire de la musique africaine », Salif Keïta, qui a donné un concert tout en maîtrise et en transe, le chanteur français de R & B Singuila et son choriste avaient provoqué des bagarres en lançant des CD au public. Malgré les coups de matraque des forces de police (300 gendarmes et des CRS), soutenues par la sécurité villageoise (200 bénévoles qui n’ont pas ménagé leurs efforts), les deux chanteurs, irresponsables, ont continué leurs lancers de disques promotionnels, au risque de provoquer des heurts et des blessés.

Bousculades et évanouissements

Le lendemain, Black M, plus au fait des réalités des concerts sur le continent africain après avoir joué dans un stade de 60 000 personnes à Conakry en février 2016, s’est montré plus sage. Mais difficile pour lui de calmer les hardeurs d’un public, essentiellement masculin, venu principalement écouter Tiken Jah Fakoly. Au bout de vingt minutes de concert où il a enchaîné ses tubes les plus récents, il a été interrompu par les bousculades entre gendarmes et jeunes, qui dépassaient les sas de sécurité, poussaient les barrières de police et provoquaient de nombreux évanouissements et des blessés.

Dès le début du concert, A’salfo, qui s’était débarrassé de sa cravate et de sa veste de commissaire général, a escaladé les piliers d’une église adjacente pour essayer lui-même de calmer les jeunes… en vain. Une fois sur scène, après avoir demandé à Black M d’arrêter pour la deuxième fois son show et à la télé ivoirienne, la RTI, d’interrompre sa retransmission, il a tenté un dernier discours en glissant quelques mots de nouchi, l’argot ivoirien :

« Hé les gars ! Est-ce que vous pouvez m’écouter une minute ? Si ce festival a existé pendant dix ans, c’est parce que vous l’avez voulu. Si le Femua avait commencé comme ça, il n’y aurait pas eu de dixième anniversaire. Vous êtes restés disciplinés pendant neuf ans et cela nous a donné le courage de continuer. Nous avons commencé cette édition il y a cinq jours, il nous reste deux heures et vous voulez tout gâter ? Est-ce que vous êtes d’accord avec ça ? Non ? Alors chacun va faire un effort. Nous allons faire voler le drone vidéo jusqu’à la fin de la rue : si chacun de vous fait trois pas en arrière, le problème peut être résolu. C’est la dernière fois que je monte sur scène, si personne ne recule, on arrête tout et on éteint les lumières… Il ne reste que deux heures, Black M va terminer son concert et après lui Tiken Jah Fakoly. »

Son collègue Adama « Manadja » Traoré a alors décidé de tester le « calme relatif » du public en traversant la foule jusqu’au dernier maquis de la rue. Entre-temps, A’salfo a appelé le ministre de l’intérieur, Hamed Bakayoko, venu avec des renforts pour sécuriser le périmètre. Quand ce dernier s’est assis dans le carré VIP, le public l’a acclamé. C’est l’idole des jeunes depuis qu’il a déclaré qu’il considérait DJ Arafat, la star du coupé-décalé, comme son fils.

Tiken Jah Fakoly, tête d'affiche du Femua 2017 avec Kiff No Beat et le Français Black M. | Stéphanie Binet

Au bout d’une heure d’interruption, les policiers et la sécurité villageoise ont finalement rétabli l’ordre et A’salfo, heureux, est remonté sur scène : « Vous êtes prêts pour Black M ? Manadja, tu es parti avec son micro, reviens s’il te plaît ! » Après le concert intense des deux stars françaises et ivoiriennes qui s’est finalement terminé sans blessés graves et, surtout, sans un autre décès pour le Femua, A’salfo continue son autocritique.

« J’ai fait une erreur, nous n’aurions pas dû programmer trois têtes d’affiche le même soir, avec des publics si jeunes et des styles de musique différents. C’est une autre leçon à tirer pour le prochain Femua. »

Le Femua s’est terminé dans la nuit de dimanche à lundi, à Adiaké, dans un espace plus ouvert et plus adapté. Avec beaucoup de sang-froid, l’édition 2017, qui a été un succès artistique avec, entre autres, les performances de Salif Keïta, de Tiken Jah Fakoly et du groupe zouglou Révolution, a évité de peu la catastrophe. Et ouvert la voie d’une nouvelle décennie de concerts.

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