Une des forces d’une photographie réussie est de parvenir à être instinctivement comprise au-delà du public à laquelle est destinée et de résonner par-delà les frontières de l’événement qu’elle est censée couvrir. De ce point de vue là, l’image signée par Zakaria Abdelkafi sur la place de la Bastille, lors de la manifestation du 1er-Mai à Paris, est un succès. Elle est immédiatement frappante visuellement, et permet de comprendre en un coup d’œil que cette traditionnelle manifestation syndicale n’avait rien d’habituel, qu’elle se déroulait, en 2017, dans une France sous tensions, en plein entre-deux-tours de l’élection présidentielle.

Pour être bien placé, il applique une technique apprise dans les rues d’Alep : entre les policiers et les manifestants. | ZAKARIA ABDELKAFI / AFP

Originaire d’Alep, où il a couvert et participé au soulèvement contre Bachar Al-Assad depuis 2011, Zakaria Abdelkafi est arrivé en France en 2015. Il est venu pour être traité médicalement après avoir perdu un œil sous les balles d’un sniper de l’armée. Depuis deux mois, il exerce pour l’Agence France-Presse (AFP) son métier de photojournaliste, appris sur le tas dans la guerre qui a détruit son pays. Il est passé des rassemblements réprimés dans les rues d’Alep aux manifestations, autrement moins violentes, dans les rues françaises.

Zakaria Abdelkafi suit les actions des militants les plus violents dans les cortèges – ceux qui se réclament de l’antifascisme, de l’anarchisme ou de l’autonomie – regroupés sous l’appellation « Black Bloc ». Ceux-là mêmes qui se sont introduits, avec un groupe d’une bonne centaine de personnes, dans le cortège du 1er-Mai.

« J’ai tout de suite compris l’importance de cette photo »

Ce matin-là, Zakaria Abdelkafi sait que des débordements auront très certainement lieu. « Cela fait deux mois que je les ai repérés dans les manifestations. J’étais au courant de leur attitude face à la police. Dès que je les repère dans une manifestation, je me rapproche le plus possible », explique-t-il. Pour être bien placé, il applique une technique apprise dans les rues d’Alep : « J’essaie toujours de me mettre entre les policiers et ces manifestants-là. » Une bonne position pour avoir les meilleurs angles, mais une position dangereuse, d’autant qu’il n’est pas aussi bien équipé que d’autres camarades, sans masque à gaz ou casque pour se protéger de projectiles volants.

« J’ai tout de suite compris l’importance de cette photo en la prenant », dit-il. Au moment de l’impact du cocktail Molotov sur le CRS, « j’étais très concentré sur un groupe de policiers qui se regroupaient pour se protéger des projectiles. J’avais l’œil dans l’objectif. J’avais oublié ce qu’il y avait autour, je me concentrais sur la personne que je voulais photographier ».

En regardant la photo, et celles qu’il a prises quelques secondes avant et après, il a un doute. « J’ai eu peur que l’AFP ne la diffuse pas car elles étaient très violentes », reconnaît-il. Le CRS atteint a été grièvement brûlé au visage, selon la préfecture de police, qui compte un autre blessé grave parmi ses effectifs (en raison d’une mauvaise manipulation d’une grenade de désencerclement), ainsi que plusieurs manifestants.

ZAKARIA ABDELKAFI / AFP

ZAKARIA ABDELKAFI / AFP

L’AFP n’a pas dû regretter sa décision de diffuser le cliché. Il suffit de faire un tour des « unes » de la presse mondiale, ou de suivre le compte Twitter de Zakaria Abdelkafi, pour comprendre la résonance qu’elle a eue.