Après dix-sept années de combat juridique toujours acharné, souvent décourageant, les victimes de l’ancien dictateur tchadien Hissène Habré auraient pu s’en tenir à la victoire historique remportée, jeudi 27 avril, contre leur bourreau. Ce jour-là, à Dakar, la cour d’appel des Chambres africaines extraordinaires (CAE) l’a condamné, sans plus aucune autre forme de recours, à la prison à perpétuité pour « crimes contre l’humanité », « crimes de guerre » et « crimes de torture » commis durant sa présidence (1982-1990). Mais ces victimes, ces simples Tchadiens broyés par un va-t-en-guerre omnipotent puis ignorés par un président exilé et protégé par un réseau d’intérêts qu’il pensait plus fort que l’énergie de ces désespérés, veulent livrer un dernier combat : obtenir les réparations financières inscrites dans le jugement des CAE.

Cette histoire de gros sous n’était pas au cœur de ce procès historique, qui, pour la première fois, a vu « un Etat [le Sénégal] juger un ancien dirigeant d’un autre Etat pour des violations des droits humains », rappelle Reed Brody, avocat américain membre de la Commission internationale des juristes. Au sein de l’organisation de défense des droits humains Human Rights Watch, il a porté à bout de bras, partout dans le monde, le dossier Hissène Habré. L’essentiel, en effet, était de le traduire en justice, de le confronter aux victimes puis de condamner cet ancien chef de guerre soutenu à l’époque par la France et les Etats-Unis, qui fermèrent les yeux sur ses milliers de morts au nom de la lutte contre le Guide libyen Mouammar Kadhafi.

« C’est important pour guérir les blessures »

Certes, le condamné a, dès le début de la procédure, nié la légalité des CAE. Certes, le visage enfoui sous un turban blanc, il s’est muré dans le silence durant les audiences, refusant de répondre aux questions de ses victimes qui, pour certaines, ne comprennent toujours pas pourquoi elles ont vécu l’enfer des cachots de la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS), la police politique de Hissène Habré. Certes, il a refusé de quitter sa cellule dakaroise de la prison de Rebeuss – où cet homme de 74 ans pourrait finir sa vie – pour écouter le jugement.

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Mais cela n’a pas gâché l’émotion de Souleymane Guengueng, qui faillit mourir de mauvais traitements et de maladie dans les geôles de la DDS. C’était il y a vingt-six ans. Aujourd’hui, le fondateur de l’Association des victimes des crimes du régime de Hissène Habré (AVCRHH) se sent « enfin libre ». Au-delà du sort personnel des victimes, Reed Brody formule aussi l’espoir que « cette condamnation définitive envoie un signal fort aux tyrans, à travers le monde, leur rappelant que s’ils commettent des atrocités, ils ne seront jamais hors de portée de leurs victimes ».

La question financière n’est pas anodine. Comme une évidence, Clément Abaïfouta – un ancien prisonnier contraint d’enterrer les corps de ses codétenus dans des fosses communes – reconnaît que « l’argent ne [lui] rendra jamais [ses] amis ». « Mais c’est important pour guérir les blessures, pour sortir les victimes de la pauvreté et pour montrer que nous avons des droits qui doivent être reconnus », dit-il.

Loin du compte

Théoriquement, chaque victime pourrait en effet toucher une somme certes négligeable au regard de la profondeur des plaies humaines mais conséquente dans l’un des pays les plus pauvres du monde. La décision de la cour d’appel – confirmant le verdict du 30 mai 2016 aux assises – accorde à chaque survivante de viol et d’esclavage sexuel 20 millions de francs CFA (environ 30 500 euros) ; à chaque survivant de tortures et de détention arbitraire ainsi qu’aux anciens prisonniers de guerre, 15 millions de francs CFA ; et 10 millions de francs CFA aux victimes indirectes. Très précisément, 7 396 personnes sont éligibles aux réparations et 3 489 autres, « qui n’ont pas fourni de documentation suffisante », pourront s’adresser au fonds d’indemnisation des victimes créé par l’Union africaine (UA), l’organisation continentale marraine des CAE.

Au total, ce sont plus de 120 millions d’euros que l’ancien dictateur a été condamné à payer. A priori, il ne les a pas. Qui peut dire ce qu’il a fait des malles de billets volés dans les coffres-forts du Trésor public, à N’Djamena, quelques heures avant de détaler devant l’avancée des hommes d’Idriss Déby Itno, devenu depuis l’indéboulonnable président du Tchad ? Combien y avait-il ? En 1992, une commission d’enquête tchadienne parlait de 3 milliards de francs CFA (4,6 millions d’euros). Combien a-t-il dépensé de ce butin, au Sénégal, pour jouir de son impunité dès 1990 ? Et combien – et où – en a-t-il investi ?

Les CAE ont déjà saisi sa maison de Ouakam, un quartier résidentiel de Dakar, estimée à environ 680 000 euros, ainsi que des petites sommes sur plusieurs comptes en banque. On est très loin du compte, même en y ajoutant les 500 000 euros de reliquat du budget alloué aux CAE.

N’Djamena n’a encore rien déboursé

Selon Reed Brody, « il est probable que Hissène Habré possède davantage d’actifs », dont une partie est enregistrée au nom de la femme de l’ancien président tchadien. « Grâce à ce jugement, nous pouvons maintenant essayer de localiser et de saisir ses avoirs », ajoute Jacqueline Moudeïna, affectueusement qualifiée de « capitaine » de l’équipe des avocats des victimes. Pour les trouver, il faudra que ce « commando » de victimes, avocats, défenseurs des droits humains et lobbyistes en tout genre, qui, pour avoir la peau de l’ancien dictateur, a dépensé une énergie proportionnelle aux sévices endurés, conserve la même détermination. Ce qui est loin d’être garanti après dix-sept années de combat.

Les pays membres de l’UA pourraient également mettre la main à la poche pour garnir le fonds spécial qu’ils ont créé pour les victimes de Hissène Habré. L’Etat tchadien, condamné à N’Djamena, dans un autre procès, à verser de l’argent aux victimes, n’a encore rien déboursé. Les autres chefs d’Etat africains le voudront-ils, eux dont il fallut tordre le poignet pour qu’une cour africaine juge l’un des leurs et qui doivent aujourd’hui considérer que le cas est réglé ? Le pourront-ils politiquement, alors qu’ils sont nombreux à devoir gérer, dans leur propre pays, des crises encore aiguës ?

En attendant, Jacqueline Moudeïna sait qu’au retour de Dakar, elle devra expliquer aux victimes auxquelles elle a consacré sa vie qu’elle arrive les mains vides. « Ce ne sera pas facile, glisse-t-elle. Elles pensent que j’arrive avec des millions. »