Lors d’une répétition au centre pénitentiaire de Meaux. | Charlotte Gonzales

Dix soirs d’affilée, du 4 au 14 mai (avec une relâche le 8), six hommes condamnés à de longues peines de prison vont jouer l’Iliade, aux côtés de comédiens professionnels. Le public découvrira chaque fois un chant différent de l’épopée grecque, interprété par cette troupe peu ordinaire de dix-huit comédiens.

« C’est une création théâtrale à part entière », insiste Valérie Dassonville, codirectrice avec Adrien de Van du Théâtre Paris-Villette, partenaire du spectacle et qui l’a inscrit dans sa programmation. Iliade coche en effet les cases habituelles : sept mois de répétition, plusieurs dates de représentation, des comédiens tous rémunérés. Il n’empêche que cette fresque théâtrale, dont les deux premières dates affichent complet, est le fruit d’une collaboration inédite entre deux sphères qui se rencontrent rarement : la culture et l’administration pénitentiaire.

Une femme, Irène Muscari, est à l’origine de ce projet. Coordinatrice culturelle du Service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) au sein de la prison de Meaux-Chauconin (Seine-et-Marne), elle a sollicité le metteur en scène Luca Giacomoni après les attentats de novembre 2015 pour un travail théâtral sur la notion de conflit. Il choisit l’Iliade, texte fondateur et miroir des passions humaines.

Leur vie à travers les mots d’Homère

De novembre 2015 à janvier 2016, une petite équipe de comédiens se constitue, et des détenus de la prison de Meaux quittent trois fois par semaine leurs cellules pour les répétitions du chant 1 de l’œuvre. « L’histoire particulière de certains de ces hommes, la compréhension qui est la leur de l’Iliade que, pour beaucoup, ils ne connaissaient pas, tout cela donnait une très grande force à leur interprétation », estime le metteur en scène. A travers les mots d’Homère, certains lisent leur vie. La mort d’un proche ou la notion d’honneur qui justifie la guerre ne sont pas des abstractions pour certains des interprètes d’Iliade.

Une version de trente minutes est jouée pour la première fois devant un public fin janvier 2016, lors du festival Vis-à-Vis, organisé au Théâtre Paris-Villette, qui propose des créations artistiques réalisées en milieu carcéral. « La présence sur scène de comédiens professionnels et d’amateurs, de détenus et d’hommes libres, racontait ce qu’était cette Grèce que nous fait vivre Homère, se souvient Valérie Dassonville. Ça a été foudroyant, majestueux. Un moment de théâtre étonnant. »

Debout, les spectateurs applaudissent à tout rompre pendant dix longues minutes. Mourad est sur scène. Plus d’un an après, le jeune homme de 34 ans a gardé en mémoire ce moment fondateur. « J’ai vu que des gens avaient pleuré dans la salle. Je ne m’y attendais pas, quand on est sur scène, on ne voit pas l’énergie qu’on envoie », raconte l’ancien détenu, pour qui l’Iliade est avant tout comme « une histoire d’amour, entre un roi et son peuple, un homme et une femme, un père et son fils… ».

« Juste de l’humain et le texte »

Trois anciens détenus qui faisaient partie de l’aventure au tout début ont souhaité poursuivre l’aventure malgré leur sortie de prison. | Charlotte Gonzales

Impossible d’en rester là. Le succès rencontré convainc Luca Giacomoni et l’équipe du Théâtre Paris-Villette de transformer l’essai. Tous se battent pour qu’Iliade ne soit pas juste un projet culturel en prison mais devienne une œuvre théâtrale d’envergure. Fait rarissime, trois anciens détenus qui faisaient partie de l’aventure au tout début – comme Mourad – ont souhaité poursuivre malgré leur sortie de prison.

Le pari est alors lancé de programmer plusieurs représentations, avec une billetterie payante, comme n’importe quelle création. C’est une gageure. Et cette fois, il faut travailler non pas un mais dix spectacles, réunir les fonds, convaincre l’administration pénitentiaire, obtenir douze permissions de sortie pour chaque comédien incarcéré… Les répétitions reprennent en octobre 2016, marquées par une grande intensité. Elles se partagent cette fois encore entre le centre de détention de Meaux et les planches du Théâtre Paris-Villette. Seules deux journées de répétition générale, réunissant l’ensemble des interprètes, sont prévues, les anciens détenus n’étant pas autorisés à se rendre en prison.

« Je crois qu’on atteint rarement sur scène ce degré zéro, ce dépouillement. Pas de costume, pas de décor. Juste de l’humain et le texte. Ça ramène au sens premier du théâtre. On fait ça pour se réunir et vivre ensemble une expérience humaine », résume Luca Giacomoni.

Sur scène, Armelle Abibou est à la fois Hélène et Cassandre. A 31 ans, la comédienne lumineuse a été séduite à l’origine par « la part d’inconnu » que recelait le projet. Et aussi par cette « forme d’engagement social et politique qui nous interroge, qui questionne le rapport de l’artiste dans la société ». Les répétitions en prison, « un lieu qui [lui] a glacé le sang », l’ont évidemment marquée. A la veille de la première représentation, elle espère emmener le spectateur « voyager avec nous », comme elle le formule joliment. « On aura réussi si le public ne se pose pas la question de qui est qui, comédien amateur ou professionnel, libre ou détenu. »