Emmanuel Macron, le 26 avril. | PASCAL ROSSIGNOL / REUTERS

Mardi 26 avril : à proximité d’Amiens (Somme), Emmanuel Macron est en déplacement à l’usine Whirlpool, menacée de fermeture, sans savoir encore que Marine Le Pen a décidé de s’y rendre également. A son arrivée, le candidat d’En marche ! subit plusieurs fois la même réflexion de la part d’ouvriers présents : « De toute façon vous refusez de serrer la main. »

D’où vient cette croyance ? Tout simplement de ce qu’on a tendance à nommer « fake news ». Une « intox », une rumeur, née sur Internet. Ici, elle provient d’un simple montage : Emmanuel Macron, visitant un marché, avait touché des poissons. Il s’est donc nettoyé les mains ensuite dans sa voiture. La séquence a été isolée, ne conservant que les images du candidat se nettoyant les mains, et assortie d’un commentaire faisant croire qu’il le faisait après chaque bain de foule. Un article du site parodique Le Gorafi a également été exhumé pour appuyer cette rumeur.

Simple anecdote, cette histoire n’en est pas moins révélatrice. Oui, les rumeurs et les intox qui pullulent en ligne ont des conséquences dans la « vie réelle » et en ont eu dans une campagne présidentielle marquée par un climat d’agressivité, qui a culminé dans le débat présidentiel télévisé du 3 mai. Les ouvriers de Whirlpool étaient influencés par cette vidéo mensongère et pensaient sincèrement que M. Macron refuserait de leur serrer la main. A l’heure où un Français sur deux a un compte Facebook, il est évident que rumeurs, intox et propagande en ligne ont un impact réel. Qui n’a pas, dans ses connaissances, un proche qui relaie des vidéos, des articles alarmistes ou des « pas vu dans les médias » ?

D’« Ali Juppé »  aux mains de Macron, l’omniprésence de la « fachosphère »

Si la campagne présidentielle française de 2016-2017 n’a pas connu la déferlante de mensonges et de rumeurs qui a pollué la dernière campagne américaine, on ne peut pas dire pour autant qu’il n’y en a eu aucun, encore moins qu’ils n’ont eu aucune importance. Dès la primaire de droite, les calomnies visant Alain Juppé, caricaturé en « Ali Juppé » proche de l’islam radical, ont pesé, de l’aveu même du candidat malheureux, dans le choix des électeurs.

On trouve derrière ces rumeurs un petit nombre d’acteurs, bien souvent les mêmes. Et en premier lieu, une « fachosphère », un ensemble de sites, de comptes et de militants, loin d’être tous encartés au Front national, mais partageant ses analyses sur l’immigration ou l’islam et agissant de concert avec une efficacité de plus en plus grande. Jouant de la défiance envers les médias, elle s’est elle-même rebaptisée « réinfosphère », un nom qui dissimule mal ses intentions véritables, clairement militantes.

Le procédé est bien souvent identique : un internaute repère une information, vraie ou fausse, la transmet à l’un des « relais » (site, gros comptes Twitter ou Facebook) de la « fachosphère ». Celle-ci ayant tendance à se copier, un article occasionne généralement de nombreuses reprises, qui peuvent aller jusqu’à certains sites ou médias jugés plus fiables parfois, et qui seront partagées ensuite par des responsables politiques, donnant une ampleur massive à cette polémique. Au mis en cause, ensuite, de se justifier, même lorsque l’information de base est totalement fausse.

Sans surprise, ce sont les thématiques de l’islam et de l’immigration, préoccupation centrale des acteurs de la « fachosphère » qui ont généré le plus de mensonges. Vidéos ou images anciennes ou reprises hors contexte, qui forment « l’ordinaire » de la désinformation xénophobe et islamophobe, ont ainsi pullulé. Citons pêle-mêle un mensonge sur l’instauration de jours fériés pour les fêtes musulmanes et juives, une intox expliquant que le gouvernement allait donner le droit de vote aux « criminels emprisonnés, djihadistes inclus », l’agression d’un prêtre présentée comme récente alors qu’elle datait de 2013…

Considérées une à une, ces « petites intox » peuvent sembler anodines, anecdotiques. Mais c’est leur masse et leur fréquence qui jouent un rôle, en créant un « climat » permanent d’indignation, propre à inquiéter celui qui les reçoit sur son profil Facebook ou sur son compte Twitter. Si la « fachosphère » française n’a pas la puissance de son équivalent américain, l’« alt-right », par manque notamment de « leviers d’audience » suffisants (comme Fox News ou les radios conservatrices américaines), elle garde un pouvoir d’influence important, dont on a pu voir la marque durant la campagne.

Macron cible privilégiée des intox

Tout est prétexte à intox, à mensonge, devenus armes de campagne à part entière. Le camp Fillon a ainsi tenté plusieurs fois de faire circuler des informations fausses sur la mise hors de cause de son candidat.

A lui seul, Emmanuel Macron a été ciblé par toute une gamme d’attaques. On a ainsi tenté de lui trouver de prétendues « affaires » (une première rumeur de compte offshore juste avant le premier tour et un prétendu « cadeau fiscal » de 14 milliards d’euros à Patrick Drahi) ; des propositions impopulaires lui ont été imputées à tort (par exemple le souhait de faire entrer la Turquie dans l’Europe ou une supposée « taxe sur les loyers fictifs » pour les propriétaires) ; d’autres, enfin, ont été montées de toutes pièces pour écorner son image, tel son prétendu refus de serrer des mains d’ouvriers ou le financement de sa campagne par l’Arabie saoudite.

Toutes ces attaques ne provenaient pas de la « fachosphère ». La fausse « taxe sur les loyers fictifs », par exemple, est la reprise d’une vieille rumeur, et a surtout été diffusée par des soutiens de François Fillon, qui ont eux aussi utilisé sans trop de scrupules l’arme des fausses informations.

Les techniques peuvent être sophistiquées. Ainsi, à la veille du premier tour, un article insinuant que M. Macron avait un compte caché a été publié dans l’espace participatif du site Lexpress.fr, où les internautes peuvent poster des contributions. Le billet a été rapidement supprimé car diffamatoire et mensonger, mais quelques internautes, notamment des militants fillonistes, ont fait circuler des captures d’écran sur les réseaux, assurant que le fait même que l’article soit supprimé prouvait une « censure », et donc, soi-disant, la réalité des informations qu’il contenait.

Si Emmanuel Macron n’a pas été le seul à subir ce type d’attaques (Jean-Luc Mélenchon a fait les frais de rumeurs sur une prétendue intention d’imposer des « menus halal » dans les cantines), il en a été le plus fréquemment victime, et ce d’autant que nombre de rumeurs contre lui ont été diffusées par plusieurs camps adverses. Décrit comme le candidat « du système » et « des médias », que ce soit par les partisans de Mme Le Pen ou par ceux de M. Mélenchon, les rumeurs le concernant ont été relevées par les deux camps, ainsi que par les partisans de M. Fillon.

La dizaine de fausses informations sur l’ex-ministre de l’économie que nous avons recensée a, au total, été partagée plus de 500 000 fois sur Facebook depuis le début de l’année.

Huit rumeurs partagées plus de 50 000 fois sur Facebook

Principales intox, par partages Facebook, du 1er février au 3 mai
Source : Les Décodeurs (avec CrowdTangle)

Dernière en date, une nouvelle accusation, toujours sur un prétendu compte caché, a circulé durant le débat entre les deux candidats, mercredi. L’itinéraire de cette énième rumeur est particulier : elle est apparue moins de deux heures avant le débat, sur un espace du forum américain 4chan, conservateurs pro-Trump de l’alt-right, et a été ensuite partagée par des journalistes de cette mouvance, avant d’être relayée dans la « fachosphère » française, mais aussi par des comptes pro-russes. Coïncidence ou non, Marine Le Pen a fait allusion à un « compte au Bahamas » d’Emmanuel Macron durant leur débat.

Intox jusqu’au dernier moment

Interrogée jeudi 4 mai sur BFM-TV à ce sujet, la candidate a dû reconnaître n’avoir aucune preuve accréditant son insinuation : « Non, je lui ai posé la question. Je ne veux pas qu’on découvre qu’il a un compte offshore. Si j’avais des preuves je l’aurais affirmé hier. On n’a même plus le droit de poser la question ? » Soit une dangereuse inversion de la charge de la preuve : diffuser des accusations sans fait pour les étayer ouvre la porte à toutes les dérives.

Emmanuel Macron a, quant à lui, porté plainte pour « faux et usage de faux » face à ce que son équipe considère comme une « campagne de désinformation numérique ».

A quel point ces messages peuvent-ils abîmer l’image du candidat, voire décourager des électeurs de lui accorder leurs suffrages ? Difficile à dire. A côté de ces fausses informations, on trouve tout un tas de réserves légitimes sur le candidat, souvent du fait de ses propres propositions. Par exemple, la hausse de la CSG voulue par Emmanuel Macron affectera bien dans les faits les 60 % de retraités les plus aisés.

Le candidat a lui-même alimenté les critiques à son sujet par ses déclarations sur les ouvrières « illettrées » de l’abattoir Gad, en Bretagne, ou ses propos controversés sur le fait que « le meilleur moyen de se payer un costard, c’est de travailler ».

Mais c’est justement le propre de ces entreprises de démolition : appuyer sur les fragilités d’une personnalité pour les exacerber. On peut à ce titre noter que les faux exemples de mesures « injustes » voulues par Emmanuel Macron sont davantage cités que des points réels de son programme. Ou encore que c’est sur des propos qu’il n’a pas tenus qu’il a été interpellé à Amiens, et pas sur le fond de ses propositions pour l’industrie ou pour l’emploi.