Mise à jour

Cet article a été publié pour la première fois en septembre 2014. Nous proposons ici une version actualisée de celui-ci.

Sortir ou rester ? A l’approche du second tour de l’élection présidentielle, le flou persiste sur les intentions réelles de Marine Le Pen à l’égard de la zone euro si elle était élue présidente de la République.

Alors que la fin de la monnaie unique était jusqu’à récemment au cœur de son programme économique, et que la majorité de ses promesses en dépendent, la candidate du Front national (FN) est de plus en plus floue sur le calendrier et les modalités de cette sortie – surtout depuis son accord d’entre-deux-tours avec Nicolas Dupont-Aignan, président de Debout la France.

Un virage qui reflète aussi les débats internes du parti d’extrême droite autour de la sortie de l’euro, proposition qui reste largement impopulaire auprès de l’électorat – plus de deux tiers des Français y sont aujourd’hui opposés. Les raisons de cette défiance sont peut-être à chercher du côté des mises en garde des économistes sur les effets négatifs d’une sortie de l’euro sur l’économie française et le pouvoir d’achat. Mais aussi du risque qu’elle ferait peser sur une dette française devenue immense.

Français opposés à la sortie de l'euro

1. Convertir la dette publique en francs est-il possible ?

Dès juin 2011, Nicolas Sarkozy s’attaquait à « ceux qui proposent cette folie que serait la sortie de l’euro » : « Si la France ou tel autre pays sort de l’euro, sa monnaie se dévaluera, mais la dette que nous devons reste libellée en euros. Donc la sortie de l’euro consiste à doubler ou à tripler la dette du pays qui sort de l’euro. »

Depuis, le Front national s’escrime à retirer cette épine dans le pied plantée par l’ancien président – et opposée à Mme Le Pen lors de chaque débat sur son programme économique.

L’immense majorité des économistes la mettent en garde : il sera beaucoup plus difficile pour l’Etat de rembourser sa dette après la sortie de l’euro, car nos créanciers (à 66 % étrangers) exigeraient d’être remboursés en euros. La probable dépréciation de notre nouveau franc (estimée à – 25 %), doté d’un moindre « pouvoir d’achat » que l’euro, alourdirait donc le coût de notre dette.

Le Monde

Le FN n’ayant fourni en 2017 aucune explication détaillée de son plan de sortie de l’euro, il faut se reporter à l’étude technique publiée en 2014 par Bernard Monot (le conseiller économique de Marine Le Pen) pour comprendre ses intentions.

Pour rassurer sur les conséquences de son pari, il prend appui sur la lex monetae, principe juridique qui garantit aux Etats le droit de changer de monnaie. En vertu de ce dernier, la France serait fondée de décider unilatéralement de convertir de l’euro vers le nouveau franc une grande partie de sa dette pour pouvoir la rembourser plus facilement.

Il suffirait pour cela que les emprunts aient été contractés sous droit français – ce qui est le cas de 94 à 98 % de la dette publique française, selon les estimations. Seuls les 2 % à 6 % restants, libellés en droit étranger, devraient donc être remboursés en euros, au prix fort. Le surcoût pour l’Etat français serait donc compris entre 10 milliards et 32 milliards d’euros.

Ce qui fait dire à deux économistes de l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques) que la France, comme l’Italie, ne serait pas exposée sur sa dette publique en cas de sortie de l’euro, contrairement à la Grèce ou le Portugal, liés par de nombreux prêts sous droit étranger qui devraient être remboursés en euros.

  • Un principe juridique incertain

Reste à savoir si les créanciers de la France se plieraient sans broncher à cette interprétation de la lex monetae. Que se passerait-il s’ils refusaient cette redénomination de l’euro vers le franc et attaquaient l’Etat français en justice (devant des tribunaux français ou ceux de leur pays d’implantation) ?

L’économiste Jacques Sapir, un partisan de la sortie de l’euro souvent cité par le FN, n’a aucun doute sur le sujet : « Un principe juridique s’impose à tous » et ils perdront devant les tribunaux. « On dira à nos créanciers : c’est ça ou la répudiation de notre dette », nous expliquait en 2014 Bernard Monot.

La réalité est qu’il est impossible de prévoir ce qu’il se passerait, car la situation ne s’est jamais présentée dans l’histoire de la zone euro. Même Jens Nordvig, le principal auteur de l’étude de la banque japonaise Nomura, sur laquelle s’est longtemps appuyé le FN, le reconnaît : « La structure légale de l’Union européenne est compliquée, et les lex monetae française et européenne seraient en concurrence. »

L’avocat Jacques-Alexandre Genet abonde dans Les Echos : si elle prend une telle décision, « la France pourra être condamnée à indemniser les plaignants des conséquences, notamment patrimoniales, d’une telle décision, voire, dans certains cas, la forcer à continuer de payer sa dette en euros ». L’homme est bien placé pour le savoir, car il a représenté l’un des fonds vautours américains qui ont contraint l’Argentine à rembourser plusieurs milliards de dollars en réparation de la restructuration de sa dette.

Dans un article publié au début de 2012, le professeur d’Harvard Hal. S. Scott insistait sur la grande incertitude légale entourant cette question, prédisant que les tribunaux britanniques pourraient refuser de reconnaître la supériorité de la loi française sur la loi européenne. Meilleure preuve : la mesure radicale prise à la fin de 2011 par la Banque d’Angleterre, qui a suggéré aux institutions financières d’intégrer systématiquement dans leur contrat une clause de sortie de la zone euro, pour réduire l’incertitude en cas de changement de monnaie de leurs débiteurs.

Il ne fait aucun doute qu’un exécutif dirigé par le Front national serait en tout cas soumis à d’intenses pressions de la part de ses homologues européens et des représentants de ses principaux créanciers. Lesquels n’apprécieraient guère la perte de centaines de milliards d’euros que leur ferait subir une conversion de leur dette en nouveau franc, mettant en danger la stabilité de nombreux établissements bancaires.

« Pour nous, la politique est supérieure à l’économie, répondait Bernard Monot en 2014. Investie du mandat du peuple, Marine Le Pen aura la légitimité pour s’asseoir sur les intérêts perdus des créanciers. »

  • Les conséquences à long terme

Reste à évaluer, au-delà de l’impact immédiat du retour au franc, ses conséquences à long terme sur la dette française.

Si la France bénéficie en effet aujourd’hui de taux relativement bas pour ses emprunts, c’est en grande partie grâce au « parapluie » de l’euro. Le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, a estimé en février que les taux risqueraient d’augmenter de 1,5 point en moyenne en cas de sortie de la zone euro – renchérissant de 30 milliards par an le service de la dette.

Sans compter les mesures que pourraient prendre les créanciers en rétorsion d’une conversion brutale des dettes courantes de l’euro vers le franc. Un risque aujourd’hui balayé d’un revers de la main par Marine Le Pen, qui estime qu’« un créancier, ce qui l’inquiète, c’est quand on ne peut pas rembourser », et que la situation de la France est aujourd’hui plus inquiétante que ce qu’elle pourrait l’être après le retour au franc.

Un bâtiment de la Banque de France, en décembre 2012. | JACQUES DEMARTHON / AFP

2. La dette privée, grande oubliée

Pour embrasser tous les enjeux de la sortie de l’euro, il faut se souvenir que la dette française ne se résume pas à la dette publique de l’Etat et des administrations. Les entreprises sont également endettées sur les marchés à un niveau comparable (1 675 milliards d’euros en 2014 pour les sociétés résidant en France).

Quelle part de cet endettement pourrait être convertie sans douleur vers le franc en vertu de la lex monetae ? Selon les études, les chiffrages divergent :

Selon les cas, le surcoût imposé aux entreprises françaises est estimé entre 160 milliards et 290 milliards de nouveaux francs.

Pourquoi de telles divergences de chiffres ?

L’étude de Nomura, qui croise plusieurs sources (Bloomberg, ECBC et ses propres données), s’intéresse à la dette des entreprises résidant en France. Elle intègre donc les filiales d’entreprises étrangères qui opèrent en France.

« A l’inverse, nous avons décidé de prendre en compte la dette des entreprises françaises, y compris de leurs filiales à l’étranger, pour mieux refléter l’impact d’une sortie de l’euro sur les acteurs économiques français », nous expliquaient en 2014 David Amiel et Paul-Adrien Hyppolite, qui ont travaillé à partir des chiffres de Bloomberg sur les 62 principales sociétés françaises. Les deux étudiants ont d’ailleurs largement commenté la divergence entre leurs résultats et ceux de Nomura dans leur article.

Certes, comme le fait remarquer le FN, le « risque » pris par les grandes entreprises françaises qui s’endettent à l’étranger est souvent compensé par les actifs (les possessions matérielles ou immatérielles de l’entreprise) qu’elles détient ou achètent à l’étranger :

« On peut aisément comprendre que lorsque L’Oréal achète une entreprise de cosmétiques aux Etats-Unis, elle emprunte le plus souvent en dollars : ce n’est que saine gestion puisque les risques de hausse ou baisse du dollar et donc de la dette en dollars sont compensés par le risque de baisse ou de hausse de leur actif (la filiale américaine) et de ses résultats en dollars. »

Interrogé sur la question en février 2017, Marine Le Pen s’est voulu rassurante : « La dette privée sera contrebalancée et aura une influence très minime sur l’entreprise. »

Comment mesurer l’équilibre entre les effets négatifs sur la dette et les effets positifs sur les actifs d’un retour au franc ? Nomura s’y est essayé en calculant un « solde net pondéré » (un peu approximatif, de son aveu même), qui suggère un bénéfice net de 21 % pour le secteur privé français.

L’étude de l’OFCE estime également, en suivant cette logique, qu’« il n’existe pas de risque de bilan pour le secteur privé pris dans son ensemble ». Elle met toutefois en garde : « Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de problème, parce qu’au niveau microéconomique les détenteurs d’actifs pertinents peuvent ne pas être les mêmes que ceux des passifs pertinents. »

En effet, raisonner en termes d’équilibre entre les actifs et le passif a pour inconvénient d’aplatir les importantes disparités qui peuvent exister entre les différentes entreprises françaises. Quand les entreprises les plus internationalisées, comme Kering et Pernod Ricard, y gagneraient certainement, la SNCF et La Poste pourraient ainsi perdre l’équivalent de 25 % à 30 % de leur chiffre d’affaires si la France sortait de l’euro, car elles sont relativement endettées à l’étranger et réalisent l’essentiel de leur activité en France.

Le FN est-il prêt à les sacrifier pour « réaliser sa vision stratégique à long terme » ? « Non, nous ne laisserons pas tomber nos fleurons publics. On étudiera la question à Bercy en temps voulu », éludait en 2014 Bernard Monot.

Quant aux banques et aux assurances françaises, dont les pertes pourraient faire courir un risque systémique à notre système bancaire, le FN promet de les recapitaliser grâce à une Banque de France aux marges de manœuvre retrouvées. « Cela coûtera toujours moins cher que ce que nous avons payé à la Grèce pour sauver l’euro », lâchait encore le conseiller économique de Marine Le Pen.

Ryan Hyde / Photo CC BY 2.0

3. L’hypothèse du big bang

Parmi ses hypothèses de travail, le Front national prévoit le scénario radical d’une dissolution pure et simple de la zone euro, provoquée par un effet boule de neige entraîné par la décision française.

Il sous-estime une fois de plus les difficultés posées par un tel scénario : que deviendrait par exemple la dette espagnole en euros sous contrat chinois si l’euro n’existe plus ? « Ce serait un cauchemar juridique, avec des années de procès, prédisait Jens Nordvig en 2014. Le système financier mondial serait complètement gelé, avec des trilliards d’euros coincés dans un vide juridique. »

A moins que les 19 Etats de la zone euro se mettent d’accord auparavant sur un scénario de fin de l’euro en douceur, en fixant un cadre juridique clair et un taux de change entre leurs nouvelles monnaies nationales. « Idéalement, la décision devra être prise rapidement et secrètement, et avec les frontières et les banques fermées immédiatement après que la décision soit prise (comme cela fut le cas pour la Tchécoslovaquie) », écrit Jens Nordvig dans son ouvrage The Fall of Euro (McGrawHill, 2013).

La difficulté de Marine Le Pen à rallier des alliés européens à son projet d’« euro-exit » met en doute un tel scénario.

ALY SONG / Reuters

Aussi cruciale qu’elle soit, la question de la dette ne résume pas l’ensemble des défis posés par une sortie de la France de la zone euro. La méfiance des créanciers fera-t-elle exploser les taux d’intérêts des nouveaux emprunts de la France ‒ et faire s’effondrer du même coup les comptes des assurances-vie des Français ? Une production excessive de monnaie par la Banque de France fera-t-elle flamber l’inflation et fondre le pouvoir d’achat ? Comment éviter une fuite des capitaux hors de France au moment de la sortie de l’euro ? Une dépréciation du nouveau franc dopera-t-elle nos exportations ? Renchérira-t-elle nos importations ?

Plus récemment, une évolution du discours de Marine Le Pen sur l’euro est venue ajouter de nouvelles inconnues à l’équation : plutôt que sortir clairement de l’euro, la candidate souhaite que le nouveau franc cohabite avec un nouvel euro « monnaie commune », qui servirait uniquement pour les échanges extérieurs de la France. Que deviendrait la dette dans cette hypothèse ? Le FN ne s’étend pas sur la question.