Marc Augé anthropologue, à la foire internationale du livre de Turin en italie, le 16 mai 2016. | Luciano Movio/SINTESI/SIPA

Théoricien des « non-lieux » et de la « surmodernité », Marc Augé, qui a présidé pendant plusieurs années l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), a fait l’éloge de la bicyclette et du bistrot parisien. A 81 ans, il publie L’Avenir des Terriens. Fin de la préhistoire de l’humanité comme société planétaire (Albin Michel, 132 p., 14 €), sorte de synthèse de ses travaux qui jettent des passerelles entre civilisations traditionnelles et sociétés contemporaines. Après s’être demandé Pour quoi vivons-nous ? (Fayard, 2003), le voici qui s’interroge sur nos peurs, les nouvelles formes d’inégalité et de mobilité et sur notre avenir commun.

Pourquoi vivons-nous un changement d’échelle ­sans précédent dans l’histoire de l’humanité ?

Il a existé des formes partielles de mondialisation dans le passé, soit des tentatives d’hégémonie politique – le monde grec, les ­empires coloniaux, par exemple. Dans sa définition initiale, ­la globalisation vise à décrire les technologies de la communication et les mécanismes de l’économie de marché. Je propose, pour ma part, le terme de « planétarisation », afin de mieux signifier la consistance géographique, mieux, géologique, qu’est la planète. La conquête spatiale, qui se limite pour l’instant à la proche ­banlieue de la Terre (la Lune, Mars), et la découverte de notre ­planète comme paysage vu depuis les satellites d’observation ont changé la donne. De même que l’urbanisation massive, partout. En ce sens, l’expression « village global » est erronée. Autre changement d’échelle qu’on oublie souvent de rappeler : la croissance démographique. La population mondiale d’il y a cent ans équivaut à la population de la Chine aujourd’hui. Et avec l’espérance de vie, on voit parfois coexister quatre générations.

Quelles sont les conséquences de l’allongement ­de l’espérance de vie ?

Les plus jeunes forment les plus âgés parce que les technologies requièrent de la virtuosité. Il y a là un renversement des perspectives dans la transmission. En tout cas en apparence. L’allongement de la durée de la vie permet aussi de saisir combien l’Histoire ­s’accélère en ce moment. Il n’y a qu’à constater les progrès scientifiques accomplis depuis quarante ans et l’impossibilité de savoir quel sera l’état des connaissances dans quarante ans.

Toujours est-il que ce progrès, entendu comme somme de ­connaissances, est inégalement partagé. De fait, le développement des moyens de communication est parallèle à l’écart qui se creuse entre riches et pauvres. Pour moi, les Terriens se divisent aujourd’hui en trois catégories : les puissants, les consommateurs et les exclus. Les puissants représentent l’oligarchie formée par ceux qui circulent sur la planète et la considèrent comme leur ­jardin. Les consommateurs sont nécessaires au fonctionnement du système. Quant aux exclus, ils le sont de la consommation autant que de la connaissance. Le grand défi de l’avenir sera de faire en sorte que chacun, quels que soient son âge et son degré de richesse, puisse participer à l’aventure commune de la connaissance.

Ces moyens de communication, censés nous relier, nous divisent-ils au bout du compte ?

Instantanéité, ubiquité. Ils abolissent le temps et l’espace. ­Le risque est de nouer des rapports désincarnés. L’homme est un animal symbolique. Il a besoin de relations inscrites dans l’espace et le temps.

Quels sont les autres motifs de division parmi les Terriens que nous sommes ?

Chaque culture, si elle revendique son droit à la différence, ne se l’applique pas à elle-même. Celui qui sort des règles est sanctionné. Cela peut paraître curieux pour un ethnologue, mais je ne suis pas un amoureux des cultures au sens anthropologique du terme. ­Certes, elles sont nécessaires dans la dialectique identité-altérité, du fait qu’on a besoin des autres pour se construire et qu’il faut des règles pour cela. Et le meilleur régime pour concilier sens social et autonomie individuelle, c’est la démocratie. Au fond, je suis un héritier des Lumières, ce siècle, qui, certes de façon incomplète, a pour moi souligné l’essentiel. Si je parle de Terriens, c’est sur le modèle imaginaire du Martien qu’on n’imagine pas divisé en cinquante ou soixante nations. Tels qu’on se les représente, les extraterrestres sont indifférenciés. A nous de le devenir, indifférenciés.

Les conflits, les guerres civiles, les attaques terroristes : vous les considérez finalement comme des soubresauts de l’accouchement de cette société planétaire…

C’est une vision optimiste, j’en conviens. Reste le problème de la religion. A mon sens, le monothéisme est prosélyte et un grand nombre de nos malheurs viennent de là. Le prosélytisme armé, le djihadisme, est un anachronisme meurtrier, périlleux et sans avenir. La sortie du religieux me paraît évidente, tôt ou tard. Il y a des milliards de systèmes solaires dans notre galaxie et des milliards de galaxies dans l’Univers connu, l’idée d’un dieu qui s’affairerait au salut de chacun a quelque chose d’absolument incroyable.

Est-ce que les progrès de la science peuvent faire ­évoluer les mentalités quand persistent créationnisme et climato-scepticisme ?

Je me situe dans un très long terme. L’Histoire n’a jamais été un long fleuve tranquille. Elle se caractérise par des soubresauts, des retards, des contradictions. La science elle-même est ­tributaire de l’argent, donc pas totalement à l’abri des puissances politiques et financières. Mais je crois que la curiosité l’emportera. ­­Cette société planétaire, que préfigure vaguement l’ONU, verra fatalement le jour.