Sue Williamson. « It’s a Pleasure to Meet You », 2016. Vue de l’installation. | COURTESY DE L'ARTISTE

Sue Williamson ne travaille pas dans les complexes protégés où se claquemurent les Sud-Africains blancs, mais en plein Woodstock, un quartier métissé du Cap, en très lente gentrification, où il ne fleure toujours pas bon se promener la nuit. A plusieurs reprises, on lui a dérobé ordinateur et matériel photo. Pas de quoi émouvoir ce petit bout de femme au calme olympien, qui fut activiste durant l’apartheid.

Née en 1941 en Angleterre, Sue Williamson a 7 ans lorsque sa famille s’installe dans la banlieue de Johannesburg en 1948. Ses parents étaient loin de se douter qu’à peine un mois après leur arrivée, les lois iniques de l’apartheid seraient promulguées. « Si nous l’avions su, nous ne serions probablement pas venus », assure-t-elle. Ce n’est qu’à la fin de sa scolarité qu’elle comprend l’ampleur de la ségrégation et son incidence sur la vie quotidienne des Sud-Africains noirs. Elle en prend encore plus la mesure une fois devenue journaliste : son rédacteur en chef refuse d’envoyer une femme blanche prendre le pouls des townships.

La quête des vérités

Cantonnée à la chronique des événements mondains, elle bifurque vers la publicité, puis migre cinq ans à New York. De retour au bercail, la discrimination est à son comble. Elle milite notamment contre la destruction du District 6, quartier noir du Cap dont les habitants sont expulsés pour laisser place aux Blancs. Sue Williamson mène alors de front pratique artistique et actions anti-apartheid. En 1976, au moment des émeutes de Soweto, elle rejoint un rassemblement de femmes de toutes races qui œuvrent à faire tomber les barrières.

La politique infuse fatalement son travail à forte résonance documentaire. Son moteur ? La quête de la vérité. Ou plutôt des vérités, de ces histoires individuelles, méconnues mais jamais banales, qui forment l’écheveau de la mémoire collective. Du journalisme, Sue Williamson a gardé les méthodes : l’enquête et l’entretien. « Mais comme artiste vous avez plus de liberté, vous pouvez monter les choses d’une certaine façon, précise-t-elle. Le pouvoir de l’art, c’est de porter un message à une plus grande audience. »

L’artiste sud-africaine Sue Williamson à la Fondation Vuitton
Durée : 04:11

Chez Sue Williamson, l’objectivité journaliste ne va pas sans empathie. « Vous avez affaire à des gens à qui il est arrivé des choses terribles, soupire-t-elle. Ce qui m’intéresse, c’est écouter ce qu’ils ont à raconter, leurs sentiments, leurs histoires, et y être fidèle. » Avec la série de portraits « A Few South Africans », réalisée dans les années 1980, elle donne un visage aux Sud-Africaines qui ont lutté contre l’apartheid. « Vous avez sorti nos histoires du placard et vous les avez montrées au grand jour », lui dira, reconnaissante, Helen Joseph, militante de la première heure qui mena en 1956 la marche de 20 000 femmes sur Pretoria.

Le trauma reste grand

Chaque portrait est aussi un exercice d’admiration. « Ce que j’ai appris en faisant cette série, c’est l’incroyable force de ces femmes qui n’ont jamais flanché, poursuit Sue Williamson. Elles ont pour certaines passé leur vie entière sans leur mari, exilé ou emprisonné, en se disant tant pis, c’est pour le bien du pays. » Elle le reconnaît, jamais elle n’a été censurée. Mais la menace a toujours été implicite : appels anonymes tard dans la nuit, embrouilles causées à son mari, interpellation dans la rue…

Sue Williamson. « It’s a Pleasure to Meet You », 2016. Vue de l’installation. | COURTESY DE L'ARTISTE

La disparition de l’apartheid n’a pas changé le cadre, toujours politique, de son travail. C’est que les inégalités sont toujours criantes. « C’est une société où il y a beaucoup de bonne volonté, de générosité et d’amertume, de rancœur, le sentiment que la liberté n’a pas apporté ce qu’elle avait promis », soupire Sue Williamson. Le trauma reste grand, malgré la psychanalyse à ciel ouvert menée par la commission Vérité et Réconciliation, chargée de faire la lumière sur les crimes politiques durant l’apartheid. Cette étape cruciale dans le processus de démocratisation a servi de point de départ à nombre d’œuvres de Sue Williamson. « Ce moment fut totalement essentiel, affirme-t-elle. Sans cela, le pays n’aurait pas pu aller de l’avant, on aurait buté sur des non-dits. »

Les abcès ont été crevés, mais le pardon est difficile, comme en témoigne l’installation vidéo It’s a Pleasure to Meet You, présentée à la Fondation Louis Vuitton. Deux jeunes gens, Candice Mama et Siyah Ngoduka, qui ont chacun perdu leur père, expriment leurs (re)sentiments. L’une a réussi à faire le deuil. L’autre a la rage et ne parvient pas à pardonner.

Malgré des clivages constants et usants, Sue Williamson ne se résout pas à partir. « Quand vous avez supporté l’apartheid, vous pouvez tout endurer, affirme-t-elle. L’Europe me semble fade. J’aime le mélange, je suis engagée dans ce pays, j’essaie de faire ce que je peux. » C’est qu’elle croit encore au pouvoir de l’art et aux jeunes artistes dont elle fait la promotion par le biais du site Internet ArtThrob, qu’elle a créé en 1997. « Si vous modifiez la perception ne serait-ce que d’une personne, c’est déjà un succès, assure-t-elle. Je ne prétends pas pouvoir changer la situation du tout au tout. Mais je pense que l’addition de petits pas peut infléchir le cours des choses. »

Article tiré du hors-série du Monde, Art, le printemps africain, 84 pages, 12 euros, en librairie et sur boutique.lemonde.fr.

Exposition Afrique du Sud « Etre là », Fondation Louis-Vuitton, du 26 avril au 28 août 2017.