Laurent Gbagbo à la Cour pénale internationale, le 19 février 2013, à La Haye. | MICHAEL KOOREN/AFP

Début avril, quatre chefs d’Etat africains demandaient la mise en liberté conditionnelle de Laurent Gbagbo, l’ancien président ivoirien, actuellement poursuivi devant la Cour pénale internationale (CPI) pour crimes contre l’humanité. Etonnante requête alors que la CPI, par principe et par nature, doit être préservée des interférences politiques.

Le contexte est inquiétant : cette demande fait suite à l’annonce, en octobre 2016, du retrait du Burundi, de la Gambie et de l’Afrique du Sud de la CPI et de la stratégie de retrait collectif, purement déclaratoire au demeurant, de l’Union africaine (UA) fin janvier 2017. Rappelons que le président soudanais, Omar Al-Béchir, est poursuivi par la Cour mais n’a jamais pu être appréhendé et continue d’assister, en toute impunité, aux réunions de l’UA. Rappelons aussi que les Etats-Unis n’ont jamais ratifié le traité de Rome instituant la CPI et que la Russie, qui ne l’a pas davantage ratifié, a, fin 2016, symboliquement retiré sa signature.

Ces attaques contre la juridiction pénale internationale ne sont pas nouvelles. Mais elles prennent un relief particulier aujourd’hui avec les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis par le régime de Bachar al-Assad en Syrie, mais aussi avec la tentative croissante de puissances autoritaires de rendre illégitimes les principes mêmes qui sous-tendent les droits humains et le droit humanitaire. Passons sur la position traditionnelle des Etats-Unis et d’Israël, qui n’entendent pas, par principe, que leurs soldats ou leurs dirigeants puissent devoir répondre devant d’autres juridictions que les leurs de crimes commis lors d’interventions militaires.

Une justice coloniale ?

Les raisons avancées par les Etats africains diffèrent légèrement. Les reproches sont connus : les dirigeants africains seraient plus particulièrement visés par la CPI, qui serait dès lors une sorte de juridiction « coloniale », partiale, et qui consacrerait le principe d’une justice à deux vitesses. La Cour appliquerait aussi une justice à visée universaliste qui méconnaîtrait les spécificités de chaque aire culturelle. Elle conduirait à déposséder les Africains d’une partie de leur souveraineté. Plusieurs dirigeants africains plaident ainsi pour une justice d’abord intérieure, voire pour une justice propre au continent africain dans son ensemble.

S’il est heureux que de plus en plus de pays africains se dotent de juridictions indépendantes et efficaces, une juridiction internationale peut être plus sereine pour gérer les crimes et exactions liées à des crises de transition politique. Par ailleurs, l’UA, qui n’est pas l’organisation internationale la plus performante, n’est jamais parvenue à réunir les quinze signatures nécessaires à l’extension de la compétence de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme (CAJDH) aux crimes d’envergure internationale. Le risque est donc bien que justice ne soit jamais rendue pour les crimes les plus monstrueux.

La question de ce qu’on pourrait appeler la relativité du droit pose des problèmes conceptuellement plus aigus et politiquement fondamentaux. Querelle guère nouvelle, là non plus : on se rappelle les anciens premiers ministres singapourien Lee Kuan Yew et malaisien Mahathir Mohamad plaidant pour des systèmes de valeurs propres n’épousant pas les principes légués selon eux par une tradition d’abord occidentale.

Mais l’on assiste aujourd’hui à une critique des règles du droit international et des droits humains, perçus comme une forme d’asservissement par l’étranger. On comprend bien la volonté de certains de délégitimer ces règles : dans l’ensemble du monde, indépendamment de la religion ou de la culture, des groupes ou des personnes se lèvent pour demander la liberté, le respect de la loi et des droits de l’homme et le contrôle démocratique des gouvernements. Les violences que Laurent Gbagbo est accusé d’avoir organisées sont elles-mêmes liées à un refus d’accepter une transition démocratique par les urnes.

Le rêve de Kant

De fait, les principes rappelés ci-dessus ne sont pas des lubies occidentales ou le signe d’un quelconque impérialisme. Ces revendications ne sont pas seulement le fait d’intellectuels ou de « bourgeois », mais aussi de gens qui n’ont eu aucun accès à la culture occidentale et qui n’ont pas lu Spinoza, Locke ou Voltaire. Autrement dit, cet universalisme, dans lequel d’aucuns perçoivent le signe d’un Occident dominant, est une aspiration vécue comme telle par des millions de personnes, en Afrique et ailleurs, qui souhaitent un monde libéré de l’oppression et un ancrage des principes démocratiques. C’est un universalisme qui transcende les appartenances et les pays. Les sociétés arabes, africaines ou asiatiques partagent la même exigence de respect des droits humains. Ce serait un mépris insigne que de penser que certaines sociétés n’en sont pas dignes, y sont étrangères ou ne sont pas mûres.

Aujourd’hui, réclamer l’impunité pour des dirigeants reviendrait à dénier le droit à la démocratie pour le continent africain. Ce serait enfermer les droits universels dans une culture – autrement dit le signe d’un culturalisme où se loge le racisme. Ce serait enfin faire droit à un relativisme que les dictateurs, de Poutine à Assad en passant par certains tyrans d’Afrique ou d’Asie centrale, cherchent à promouvoir à des fins de domination de leur peuple et de destruction de l’ordre international fondé sur le droit.

C’est pourquoi le combat pour la CPI est la partie d’une lutte plus globale à la fois pour le respect humain et pour des règles internationales plus contraignantes. Nul ne saurait être hors d’atteinte de la justice. Sans doute la CPI peut-elle être améliorée, ses règles de saisine rendues plus aisées, son travail plus rapide. Mais elle est une opportunité historique de rendre le droit applicable au niveau international. Elle peut pallier les déficiences des institutions judiciaires des Etats, notamment dans des périodes de transition. Elle facilite aussi, à terme, les processus de type « vérité et réconciliation ». Elle achève, selon le rêve de Kant, l’idée d’un ordre juridique conforme à une certaine idée de l’humanité. Pour cette seule raison, tous ceux qui, comme les quatre chefs d’Etat africains qui demandent la libération conditionnelle de Laurent Gbagbo, cherchent à briser l’indépendance de la CPI par rapport au politique doivent être contredits.

Nicolas Tenzer est président du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique (Cerap) et directeur de la revue Le Banquet.