Vue d’une cellule dans la nouvelle prison de Tatutu, à Papeari, sur l’île de Tahiti. | MIKE LEYRAL / AFP

Même de l’extérieur, la différence est notable. A droite, des cris de détenus s’échappent d’un bâtiment à la façade austère. Des dizaines de « yoyos », ces cordelettes de fortune qui leur permettent d’échanger objets et nourriture, pendent aux fenêtres. A gauche, en revanche, silence absolu. Le bâtiment est, certes, tout aussi austère. Les barreaux, tous aussi nombreux. Mais, aucune trace de ficelles sur la façade.

Un même établissement pénitentiaire, mais deux modèles de détention. Dans l’un, un régime classique, qui engendre, bien souvent, violence et oisiveté. Dans l’autre, un modèle de gestion plus souple, qui repose sur la liberté de mouvement et la responsabilisation des personnes détenues.

Depuis l’ouverture du centre pénitentiaire de Beauvais (Oise), en juin 2015, le module « Respect », importé d’Espagne, est expérimenté dans deux bâtiments du quartier maison d’arrêt (voir l’encadré en pied d’article). L’un pour femmes – 20 places, soit la moitié des détenues –, l’autre pour hommes – 200 places pour 600 détenus. Le directeur de l’établissement, Christophe Loy, explique :

« Pendant des années, on a cherché une manière d’apaiser une partie de la détention. Avec le module Respect, on a trouvé une voie intéressante. »

Un des fondements de ce module, c’est la libre circulation des personnes détenues. Huit heures par jour, elles peuvent déambuler d’une cellule à l’autre, utiliser la cabine téléphonique à leur guise, et se rendre, non accompagnées, aux salles d’activité et à la cour de promenade. Mais ce jour-là le rez-de-chaussée est désert. Personne n’utilise le baby-foot, la table de ping-pong ou le « salon de coiffure » muni d’un seul bac et de quelques instruments. Ils sont, en revanche, malgré la grisaille et le froid, une vingtaine dans la cour de promenade à tourner en rond. « Et toujours dans le sens inverse des aiguilles d’une montre », fait remarquer Elodie Blondeau, la cheffe de bâtiment. Ultime privilège dans ce coin de la détention, chaque détenu possède la clé de sa cellule. Du coup, au début, Véronique, 58 ans, avait « le réflexe de rentrer et fermer la porte » comme chez elle.

Perdre ou gagner des points

Pour gagner son ticket d’entrée dans cette aile, les candidats – volontaires mais sélectionnés – doivent montrer « patte blanche ». Sont exclus d’office les détenus particulièrement signalés (DPS), ceux incarcérés pour des motifs terroristes, et ceux qui ont fait l’objet d’un compte rendu d’incident dans les trois derniers mois. A leur arrivée, ils signent un contrat et s’engagent à en respecter les principes.

En cas d’objets prohibés trouvés dans une cellule – drogue, téléphone portable –, insultes ou violence envers un membre du personnel, l’exclusion est automatique. Interdiction, également, de passer ses journées au lit en enchaînant les cigarettes. Ici, la personne détenue met obligatoirement un réveil, fait son lit, range sa cellule, sous peine de perdre des points. Pas le droit non plus de traîner dans les coursives où les « claquettes », shorts et marcels sont par ailleurs proscrits ; de héler ses camarades d’infortune à travers les fenêtres, et d’être plus de trois dans une cellule. « Je m’en vais tout de suite Madame », lance ainsi un homme lorsqu’il aperçoit dans l’entrebâillement de la porte la cheffe de bâtiment. A quatre dans une cellule, même pour une partie de cartes, ils savent qu’ils enfreignent le règlement.

A – 10 points, c’est le recadrage ou le retour au régime classique

Si la personne détenue atteint le score de – 10 points, c’est le recadrage ou le retour au régime classique. Si, en revanche, elle engrange les bonnes notes, elle peut obtenir plus facilement des réductions, voire des aménagements, de peine et des permissions de sortie. Elodie Blondeau justifie :

« Le recours aux points peut paraître au premier abord infantilisant, mais on n’a pas trouvé d’autre système, et sur la durée, ça fonctionne. »

« C’est un peu comme la démocratie, on n’a pas trouvé mieux jusqu’à présent », renchérit le directeur, tout en soulignant que cela « redonne des repères à des gens qui n’en ont pas ou qui les ont perdus ».

Mourad, 23 ans, est, lui, « certain » de n’avoir perdu aucun point depuis son arrivée, il y a trois semaines. Et si c’était le cas, ce serait tout de même un « petit échec », reconnaît-il. La silhouette enrobée, le visage rond et le regard qui s’échappe volontiers, le jeune homme a été condamné à dix-sept ans de prison. En attente de son procès en appel, il mise beaucoup sur le module « Respect » pour sensibiliser le juge. « Si j’ai bien compris un truc en prison : la parole ne vaut rien, c’est les actes qui comptent », lance-t-il, planté au milieu d’une cellule impeccable.

Après cinq années d’incarcération, sept maisons d’arrêt et dix-huit mois d’isolement, Mourad, vêtu d’un survêtement rouge, sait de quoi il parle. Et ici, dit-il, les « surveillants sont plus détendus » et la « salle de muscu » est ouverte tous les jours, « même le dimanche ». « J’ai presque l’impression d’être en CD [centre de détention] », relève-t-il, en référence à ces établissements qui accueillent des détenus qui présentent les meilleures perspectives de réinsertion et dont le régime de détention est plus souple.

Convaincre le personnel

Autre spécificité du module, chaque détenu doit pratiquer vingt-cinq heures d’activité par semaine. Cela comprend les heures de travail, de formation, de soins, ainsi que les activités socioculturelles. La cheffe de bâtiment, Elodie Blondeau, admet :

« Vingt-cinq heures par semaine, je ne vais pas dire que c’est facile à remplir. Si vous êtes au service général [les détenus qui participent à l’entretien de la prison] ou en formation, c’est simple. Mais ça devient plus difficile pour les autres. »
Il a l’impression d’« être utile », un sentiment qui s’évanouit dès l’entrée en détention

Comme Laurent, 36 ans, les yeux translucides et les muscles saillants. Ancien peintre en bâtiment, il aimerait bien travailler pour « s’oxygéner », et surtout, « indemniser [ses] parties civiles ». Mais les places manquent cruellement. Alors, faute de mieux, il joue à la belote, fait de la musculation, et participe à un « café philo ». L’occasion, dit-il, de parler de la famille et de la relation à l’autre. Il « aime » aussi proposer ses services pour « nettoyer une coursive » ou « distribuer les gamelles ». Non seulement, ça lui « change les idées », mais il a aussi l’impression d’« être utile », un sentiment qui s’évanouit dès l’entrée en détention.

Après avoir connu les rats et les cellules où ils s’entassaient à cinq pour quatre lits, Laurent mesure aussi « l’énorme privilège » de pouvoir jouir d’une cellule pour lui tout seul.

« Moi, je suis maniaque et propre sur moi, mais tout le monde n’est pas comme moi. »

Tout aussi appréciable, la relation avec les surveillants, faite de « respect ».

« En détention classique, on ne vous écoute pas [alors que] le dialogue, ça change une détention. »

Véronique évoque aussi « l’écoute » et le « regard » :

« Ici, on ne cherche pas à faire du mal aux gens. »

Pas comme au quartier femmes de la maison d’arrêt d’Amiens, fermé en juillet 2016. Là-bas, elle a « vécu l’horreur » :

« On m’a accusé de vol, il y avait des rumeurs sur moi et on les laissait courir. Ici, ce n’est pas du tout le cas. »

Au départ, il a pourtant fallu convaincre le personnel pénitentiaire des bienfaits d’une telle gestion. Quand la direction leur a parlé du système des portes ouvertes, « ça les a beaucoup choqués », se souvient Elodie Blondeau.

« Ils se sont dit : “Certes, on ne sera plus des porte-clés mais, du coup, on va encore moins servir.” »

C’est pourquoi la direction leur a proposé d’encadrer des activités et de prendre en charge l’évaluation des détenus. Une manière, explique le directeur, de « resserrer les liens », d’« apaiser le climat » et de collecter, au passage, quelques informations.

Un tiers des détenus renvoyés

Lorsque Mathieu, 28 ans, s’est vu proposé de rejoindre l’équipe de surveillants, il s’est dit, « c’est l’occasion de tester quelque chose de nouveau ». « Mais à la base j’y croyais pas du tout », tient-il à préciser. Dix-huit mois plus tard, il reconnaît être « agréablement surpris » :

« Même si ce n’est pas non plus le paradis, les relations sont correctes. On ne va pas au boulot la boule au ventre. »
« Plus un outil de gestion de la détention qu’un moyen de prévenir la récidive »

En effet, depuis l’ouverture des portes, le brouhaha incessant a cédé la place à une certaine tranquillité. Plus de coups donnés contre les murs, plus d’insultes qui fusent, plus de « Surveillant ! » criés à tue-tête. Mais des échanges cordiaux entre deux mondes qui d’ordinaire se croisent sans se parler. Dès lors, Elodie Blondeau se dit « contente du travail effectué » tout en reconnaissant que ce module est « plus un outil de gestion de la détention qu’un moyen de prévenir la récidive ». Pour cela, il faudrait augmenter le nombre de conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP), actuellement deux pour deux cents détenus.

Quant au bilan chiffré, il est honorable. Selon Mme Blondeau, depuis le début de l’expérience, il y a eu, côté surveillants, « quatre fois moins d’arrêts maladie » que chez les autres agents et côté détenus, « huit fois moins de procédures disciplinaires qu’en détention classique ». Mais ces résultats sont, en partie, dus à la menace qui pèse sur chaque détenu. S’ils savent tous que pour conserver leur place, ils doivent avoir un comportement irréprochable, beaucoup, pourtant, ne tiennent pas. En 2016, un tiers ont ainsi été renvoyés.

Pour l’avenir, la direction ne souhaite pas augmenter la capacité d’accueil du régime « Respect ». Car, « si on restreint trop la détention classique, on va en faire une cocotte-minute », prévient la cheffe de bâtiment. En revanche, le directeur aimerait bien inciter quelques « personnalités turbulentes du classique » à rejoindre ce coin de la détention :

« Certains refusent d’intégrer le module parce qu’ils veulent rester avec leurs copains. On voudrait essayer de casser ce phénomène de groupe. »

Sauf que l’encellulement individuel est, précise le surveillant Mathieu, un autre critère de réussite. « Si on double toutes les cellules [deux personnes par cellule, ce qui est déjà le cas pour un peu moins d’un tiers d’entre elles], le régime va perdre de sa valeur et il n’y aura plus le même relationnel », prévient-il. Et d’insister : « On ne gère pas quarante détenus comme on en gère quatre-vingts. »