Les législatives algériennes du 4 mai se sont soldées par une victoire sans surprise des deux partis au pouvoir : le Front de libération nationale (FLN) et le Rassemblement national démocratique (RND), qui totalisent 264 sièges sur 462 à l’Assemblée populaire nationale (APN). Mais le scrutin aura surtout été marqué par une forte abstention et une explosion des votes blancs alors que 23 millions d’électeurs étaient appelés à se prononcer. L’expression « d’un marasme politique généralisé », explique le sociologue algérien Nacer Djabi, qui met en garde contre un régime qui donne l’impression « d’aller dans le mur ».

Les législatives se sont déroulées dans un climat d’indifférence alors même que le pays est face à d’importants défis. Pourquoi ?

Nacer Djabi Depuis une vingtaine d’années, les Algériens voient que les élections ne changent rien. Ils veulent des têtes nouvelles, des institutions plus performantes, une carte politique plus représentative. Il n’est pas normal qu’un parti reste au pouvoir plus de cinquante ans. Or le seul moyen dont ils disposent pour dire « non » est l’abstention. Ils l’ont fait pendant la campagne. Ils ne se sont pas intéressés aux programmes, ni aux meetings. Même les candidats ont semblé peu intéressés. Seules 40 % des salles mises à la disposition des candidats pour la campagne ont été utilisées ! C’est la première fois que l’on voit ça. Il y a un marasme politique généralisé dans la population, et même dans les partis.

La campagne, qui a précédé le scrutin, a été marquée par des appels au boycottage venant non pas des partis mais de la société civile. Est-ce un phénomène nouveau ?

Oui. C’est apparu dès 2012 avec les nouveaux médias, les réseaux sociaux. De jeunes Algériens expriment ce que les plus âgés ne peuvent pas dire. La vidéo intitulée « Mansotich » (« je ne saute pas », jeu de mots avec manvotich, « je ne vote pas ») renvoie à un saut – celui de voter – que le youtubeur refuse de faire. Cette vidéo a été vue par presque 4 millions de personnes. Ces jeunes s’expriment avec les moyens qu’ils ont, vu la fermeture de l’espace médiatique officiel.

Il y a un mélange de sentiments qui va de la colère au désintérêt. Les Algériens voient bien que les élections sont entachées de corruption : les places dans les listes sont monnayées. Avant, des membres de la classe moyenne, fonctionnaires surtout, pouvaient se présenter aux élections. Leur entrée au Parlement servait d’ascenseur social. Depuis 2007 – et ça s’est encore plus accentué cette fois-ci –, ce n’est plus possible. Aujourd’hui, ce sont les grands hommes d’affaires qui s’intéressent à la vie politique. Ils sont candidats, achètent leur place sur les listes pour avoir une bonne position.

On a dit que l’abstention était le principal enjeu du scrutin. Le pouvoir a dépensé beaucoup d’énergie pour convaincre les Algériens d’aller voter. Pourquoi était-ce si important ?

Le pouvoir voulait 50 % à 55 % de participation pour montrer que les gens s’intéressent à la vie politique et qu’on est dans la normalité. Tandis que, pour la population, le vote, c’est la seule façon de manifester son mécontentement. La nouveauté, cette fois-ci, c’est le vote blanc. Parmi ceux qui sont « obligés » de voter – les fonctionnaires ou les habitants des petites villes où tout le monde se connaît –, beaucoup ont voté blanc. C’est une culture politique : ils pensent qu’avoir sa carte de votant tamponnée permet de ne pas avoir de problème avec l’administration. Les premières estimations ont donné 2 millions de bulletins nuls, exactement 1 757 043, selon le Conseil constitutionnel. C’est plus que les voix recueillies par le FLN : 1 681 321 suffrages ! C’est une façon pour ces électeurs de s’exprimer, de dire qu’ils refusent de jouer le jeu mais de manière pacifique.

Finalement, le taux de participation est d’environ 35 %. N’est-ce pas un échec ?

Ce chiffre signifie qu’un inscrit sur 3 seulement a voté. Et beaucoup d’hommes politiques, d’observateurs parlent d’un taux moindre. Les gens doutent des chiffres annoncés par l’administration et disent qu’ils n’ont pas vu 35 % de participation, surtout dans les grandes villes où l’on vote très peu.

Les deux partis de l’alliance présidentielle, FLN et RND, remportent une nouvelle fois la majorité absolue…

C’est vrai et faux. Ce résultat reflète effectivement la carte politique puisque ces deux partis sont en position de force. Ils ont des militants un peu partout, des structures, des locaux. Ils ont le gouvernement, l’administration, les médias publics. Ces deux partis ont tout, donc c’est normal qu’ils soient en tête. Ce sont des partis-pouvoir, des partis-Etat. Aucun parti ne peut les concurrencer. Depuis 1988-1989 et l’instauration du multipartisme, les choses n’ont en réalité pas changé en Algérie. Nous avons un parti unique à deux têtes.

D’un autre côté, le pouvoir n’a pas intérêt à avoir une majorité différente au sein du Parlement. Surtout dans les années à venir où le gouvernement va être confronté à des difficultés, notamment financières puisque liées à la baisse des prix du pétrole. Il y a aussi l’échéance de la présidentielle en 2019. Tout changement au sein de l’APN peut perturber le fonctionnement global du système. Ils ne veulent pas de surprise au Parlement pendant ces moments importants.

Le FLN recule de 50 sièges, le RND progresse de 30. Que doit-on comprendre ?

Il s’agit de vases communiquant : ce que le FLN perd, le RND le gagne. Il y a certainement aussi de petits problèmes internes. Le RND a fait une meilleure campagne avec son secrétaire général [Ahmed Ouyahia, également directeur de cabinet de la présidence de la République], qui a donné l’image d’un homme fort. Certains médias ont même dit qu’il faisait une « campagne présidentielle ». Alors que le FLN, lui, est un parti en crise, dont le secrétaire général a fait de nombreuses gaffes. Les problèmes entre les deux formations sont liés à l’échéance de 2019. Il y a une concurrence. Mais c’est un problème de personnes, pas une lutte politique sérieuse. Le RND n’est qu’une dissidence administrative au sein du FLN.

Le véritable enjeu pour eux, c’est ce qui va suivre ces législatives, puis les municipales d’octobre. Elles sont importantes pour le FLN et pour le RND dans la perspective de prendre des positions en vue de 2019. L’objectif est d’être en mesure d’influencer cette échéance.

Les partis islamistes arrivent troisièmes, mais loin derrière. Sont-ils une vraie force politique en Algérie ?

Il y a deux grandes mouvances – MSP (33 sièges) et Ennahda/Al-Bina (15 sièges). C’est la base habituelle des islamistes modérés en Algérie, qui sont bien implantés dans les villes, chez les couches moyennes, salariés du public ou commerçants-entrepreneurs. Ils sont différents du FIS, dont ils n’ont pas la base populaire. Ce sont des gens intégrés dans le système, qui veulent être une force politique. Il y a une tendance parmi eux qui veut retourner à tout prix au gouvernement. C’est aussi une famille idéologique, celle des Frères musulmans.

Il y a une multitude de partis, notamment d’opposition. Pourquoi ne parviennent-ils pas à changer la donne ?

Parce que le jeu politique est biaisé avant même les élections. On ne laisse pas travailler les partis. On empêche des réunions, des manifestations, on leur interdit une visibilité médiatique. Il n’y a pas d’émissions sérieuses de débat politique. Le taux d’adhésion à un parti, c’est d’environ 2 %. Les Algériens ne s’intéressent pas à la vie politique, ils en ont une mauvaise image.

Les Algériens peuvent supporter longtemps ce refus du pouvoir de se renouveler ?

Je ne sais pas. Les signes de grand mécontentement sont là. Il y a des transformations profondes au sein de la société algérienne, comme l’ont montré ces vidéos de jeunes youtubeurs pendant la campagne électorale. Les dirigeants algériens semblent dans l’autisme, ils ne communiquent plus avec la société. Peut-être que la situation économique du pays les rendra moins arrogants, plus à l’écoute. Cette campagne, ces élections ont donné beaucoup de mauvais signaux. Et on a l’impression que le pouvoir, au lieu d’y répondre, fonce dans le mur.