Tandis qu’elle explore un navire sinistre, Six, la petite héroïne en ciré de « Little Nightmares », révèle sa part d’ombre. | Bandai Namco Entertainment

Si Mario régnait autrefois sans partage sur le domaine du jeu de plate-forme, il est aujourd’hui un souverain sans sujet. Sonic et Crash Bandicoot ont depuis longtemps plié bagage, et s’ils reviennent parfois faire un tour de piste, c’est juste le temps d’épisodes hommages qui tiennent davantage du remake.

La flamme de la plate-forme vacille… mais ne s’éteint pas. C’est juste que la lumière qu’elle jette sur le jeu vidéo se fait moins vive, plus inquiétante, voire ouvertement glauque. Des développeurs, en particulier les indépendants qui ont grandi avec elle, se sont depuis emparés du genre, s’appropriant ses mécanismes pour mieux laisser libre cours à leurs angoisses d’enfants.

Dernièrement, Little Nightmares, sorti le 28 avril et développé par les Suédois de Tarsier Studios, est la dernière manifestation de ce nouveau jeu de plate-forme « à message », conscient et introspectif, pour ne pas dire totalement dépressif. Mais avant lui, Spate ou Selma and the Wisp se sont engouffrés dans la brèche ouverte par le studio Playdead en 2010 avec Limbo. Mais qu’ont ces jeux en commun ?

Développé par le studio Playdead, « Limbo » a ouvert la porte d’un jeu de plate-forme sinistre et introspectif. | Playdead

La réflexion plutôt que la précision

C’est très précisément la définition du jeu de plate-forme : un jeu d’adresse dans lequel le joueur enchaîne les sauts millimétrés pour passer… de plate-forme en plate-forme. Une définition de base que Limbo et ses successeurs reprennent à leur compte, en y ajoutant souvent une dimension physique à la mode : dans des jeux comme Inside par exemple (également signé Playdead) ou Little Nightmares, le joueur peut pousser, tirer, s’accrocher, mais aussi glisser ou trébucher. Des actions techniquement impossibles il y a trente ans dans Super Mario Bros., qui apportent un élément d’approximation, sinon de confusion, traditionnellement peu compatible avec le genre, mais qui rendent palpable l’environnement.

« La clé de voûte de notre approche, c’est de faire du monde quelque chose qu’on peut toucher, ressentir, explique Dave Mervik, concepteur narratif senior sur Little Nightmares. Il est important de se sentir connecté à l’univers : c’est pour ça qu’on a apporté une attention particulière aux liens qui unissent le joueur à Six, et Six à The Maw [respectivement l’héroïne et le bateau dans lequel elle progresse]. A chaque décision que l’on doit prendre, on commence par se demander “comment faire en sorte d’abaisser la barrière qui tient habituellement le joueur à distance du jeu ?”. On espère que cela permet au joueur d’oublier l’espace d’un instant le vrai monde, pour mieux se perdre dans le nôtre. »

L’aspect un peu approximatif, parfois frustrant, de cette dimension très « physique » a presque de bons côtés. Déjà, parce qu’ils ne peuvent plus tout miser sur la performance, ces nouveaux jeux de plate-forme s’ouvrent sur les énigmes et la réflexion. Surtout, ce sont des jeux qui n’hésitent pas à mettre en scène non plus l’adresse, mais l’échec.

Le passionnant « Inside », suite spirituelle de « Limbo », se prête à d’innombrables interprétations. | Playdead

Des héros monstrueux

Oubliez Mario et ses super-pouvoirs, ou Sonic et sa super-vitesse : ces jeux de plates-formes d’un genre nouveau ont en commun de mettre en scène des antihéros, soit intrinsèquement faibles (des enfants, souvent), soit meurtris par la vie. Dans tous les cas, des êtres plus fragiles que le monde qui les entoure.

Ils perdent l’équilibre, ratent leurs sauts et se blessent. Parfois se cassent un bras, se plantent sur un bout de métal. Il y a là une jubilation un peu sadique à mettre en scène la douleur qu’on pourrait retracer jusqu’en 1998 et le très cartoon Heart of Darkness du Français Eric Chahi. Inside, Little Nightmares ou même The Last Guardian représentent aussi sans fard les échecs et les blessures de leurs petits héros : l’écran de « game over » n’apparaît pas quand un personnage fait une chute, mais lorsqu’il atterrit.

« En lâchant un enfant dans un monde déplaisant, un monde qui ne les aime pas beaucoup, on crée une dynamique vraiment intéressante, explique Dave Mervik. D’abord, cela pose un drame tacite, parce qu’on se demande comment cette petite étincelle de lumière peut survivre dans un monde d’obscurité. Mais en même temps, les enfants diffusent dans le jeu un esprit espiègle, un peu d’espoir, qui donne la force de se battre contre les choses monstrueuses qui les entourent. »

Dans ces nouveaux jeux, le risque ne vient d’ailleurs plus seulement du monde : les héros eux-mêmes deviennent parfois le danger. Qui saura dire qui, du personnage du joueur ou de ses adversaires, est le plus mal intentionné dans Inside ? Et la petite Six, poursuivie par des ogres dans Little Nightmares, n’est-elle pas elle-même monstrueuse quand elle se jette sur un rat pour satisfaire ses appétits ? Derrière son univers coloré, Braid était dès 2008 plus qu’ambigu à ce sujet.

Dans « Spate », un père alcoolique tente de faire le deuil impossible de sa fille. | Ayyo Games

Jeux à clé

L’ambiguïté est d’ailleurs ici le maître mot, comme si ces jeux de plate-forme avaient peur d’être trop explicites. Ou comme s’ils n’avaient pas grand-chose à dire… « Les jeux, comme beaucoup de choses de nos jours, ont tendance à en dire trop, à penser que les gens ne peuvent pas réfléchir par eux-mêmes », semble presque se justifier l’équipe de Little Nightmares.

Reprendre les codes d’un genre hérité de l’enfance du jeu vidéo, pour raconter des histoires qui se veulent matures, n’est pas une association qui va de soi. Et de fait, on peut se demander si le jeu de plate-forme est le média idéal pour tenir un propos.

Par exemple, s’il apparaît certain que Spate est une métaphore de l’alcoolisme, les exégètes de l’œuvre de Playdead qui avancent que Limbo serait l’histoire d’un accident de voiture peinent à convaincre tout le monde. Inside lui est un jeu à clé à la symbolique floue : histoire cryptofasciste, métaphore de la création voire de la difficile genèse du jeu en lui-même ?

Little Nightmares est plus abscons encore : bien malin celui qui fera du sens de son histoire de fillette perdue à bord d’un bateau plein d’ogres, de cuistots sordides, de monstres aux bras trop longs et de geishas magiques. « Les jeux de plate-forme se prêtent surtout à l’exploration, précise Dave Mervik. Dans Little Nightmares, le joueur peut se déplacer librement comme dans une maison de poupée. Il est encouragé à faire ce que les enfants font le mieux, à savoir se glisser dans des endroits où ils ne sont pas supposés aller, et découvrir des choses que les grandes personnes ne voient pas. C’est au joueur de creuser, d’aller au-delà des apparences. »

Pas la façon la plus évidente de raconter une histoire donc. Mais qui met sans doute, à la disposition des auteurs de ces jeux, des outils dont ils n’auraient sinon pas disposé.