LA LISTE DE NOS ENVIES

Cette semaine, un migrant sénégalais raconte sa longue route vers l’Espagne, de 2002 à 2005. Côté fiction, le nouveau Fred Vargas conduit le commissaire Adamsberg de Nîmes jusqu’à l’île de Ré, tandis que les éditions Quidam rééditent le premier roman du Britannique Gabriel Josipovici. Enfin, cap sur Bruxelles avec la publication d’écrits pour le moins hétéroclites du poète surréaliste Paul Nougé.

TÉMOIGNAGE. « Partir et raconter. Une odyssée clandestine », de Mahmoud Traoré et Bruno Le Dantec

Prendre le temps de raconter, par le menu, les trois années qui lui ont été nécessaires pour parcourir le trajet qu’un touriste fait en trois heures. C’est ce qu’a entrepris Mahmoud Traoré, aidé de Bruno Le Dantec, qui a couché son aventure sur le papier : le Sénégal, l’Espagne, de 2002 à 2005.

Après la lecture de Partir et raconter, le mot « aventure » semble d’ailleurs un peu déplacé avec sa petite nuance d’exaltation. Point de griserie ici, et aucun enseignement dans ce long périple. Ou un seul peut-être : Mahmoud Traoré sait aujourd’hui deviner, mais au prix de combien de méchantes duperies, les intentions des gens à leur premier geste. Racisme, lâcheté, tromperie, voilà ce dont il a surtout fait l’expérience.

Narrées dans le détail, les scènes de cette vie sont cruelles : l’arrivée dans les villes étapes, les foyers sordides et payants, organisés par nationalité, les rumeurs, l’unique téléphone public, les petits boulots toujours plus rudes, l’argent qu’il faut donner partout, la faim, les blessures…

Le plus frappant reste la camaraderie, la solidarité des compagnons de fortune que Mahmoud Traoré rencontre, perd de vue et recroise à chaque étape. Le seul élan humain d’une tribulation qui se termine avec le passage en force de grillages, un assaut resté dans les mémoires pour avoir été fortement médiatisé. L’auteur, lui, était sur les grilles, chancelantes sous le poids des corps : « Encore aujourd’hui j’ai en tête le crissement des vêtements se déchirant sur les barbelés. » Julie Clarini

LIGNES

« Partir et raconter. Une odyssée clandestine », de Mahmoud Traoré et Bruno Le Dantec, Lignes, « Poche », 316 pages, 11 €.

POLAR. « Quand sort la recluse », de Fred Vargas

Voici, probablement, la source d’inspiration de Quand sort la recluse. Au début de l’été 2015, le quotidien régional Midi libre rapportait deux cas de morsures par une recluse brune, dans l’Hérault et dans le Gard. Cette petite araignée craintive, bestiole d’ordinaire peu agressive, s’était retrouvée piégée dans les pantalons des victimes alors qu’elles s’habillaient. Celles-ci ont dû subir une intervention chirurgicale pour éviter la nécrose.

Dans le roman de Fred Vargas, la colossale quantité de venin injectée provoque la mort de plusieurs hommes âgés originaires de Nîmes ou de ses environs. Ceux-ci ont pour point commun d’avoir été de petits tortionnaires au sein de l’orphelinat où ils ont grandi, dans les années 1940.

La « recluse » du titre renvoie certes à ces femmes qui, au Moyen Age, étaient enfermées de leur propre chef dans une cellule munie d’une fenestrelle pour passer la nourriture, mais surtout à ces jeunes filles séquestrées par un violeur. Quand sort la recluse est ainsi l’histoire d’une vengeance inéluctable.

Au cours de l’enquête, qui conduit Adamsberg dans le sud de la France, mais aussi à l’île de Ré où il retrouve son frère, et dans les environs de Lourdes où, enfant, il a vécu une expérience traumatique, le policier exhume avec obstination des décennies d’omerta et d’impunité.

Cependant, son implication dans cette affaire soulève de vives tensions au sein de son équipe, notamment une opposition frontale de son adjoint, le commandant Adrien Danglard. Toujours plus de peur que de mal chez Vargas, qui fuit la violence comme la peste et préfère la lenteur de la réflexion au rythme effréné du suspense. Macha Séry

FLAMMARION

« Quand sort la recluse », de Fred Vargas, Flammarion, 478 pages, 21 €.

ROMAN. « Dans le jardin d’un hôtel », de Gabriel Josipovici

Originellement publié en 1993, Dans le jardin d’un hôtel est le roman le plus ancien de Gabriel Josipovici que traduisent les éditions Quidam. Mais c’était déjà à l’époque son dixième.

Dans cette fiction tout en dialogues, c’est la relation amoureuse qui semble au cœur des débats. Ben, le personnage principal, fraîchement séparé de Sandra, raconte à ses amis Rick et Francesca comment il a rencontré Lily durant ses vacances.

Celle-ci lui a expliqué qu’elle arrivait de Sienne, à la recherche d’un jardin d’hôtel où sa grand-mère, une juive de Constantinople, avait rencontré un violoniste dont elle tomba amoureuse, mais avec qui il ne se passa rien, et qui mourut dans les camps. Lily a un petit ami, Franck, vaguement évoqué ; Ben a été l’amant de Francesca ; Sandra a un nouvel ami que Ben ne connaît pas.

Dans cet écheveau où chaque relation repose sur une tierce personne absente, les dialogues mêlent le dérisoire au tragique, l’insignifiant au geste esquissé : toute la beauté du roman tient à cet écart infini où Ben cherche une « place » toujours différée. Avec une limite que l’auteur lui a, dès le départ, assignée : la figure d’Absalon, mort « suspendu par les cheveux », et dont Lily a vu une représentation dans la cathédrale de Sienne.

Durant tout le récit, Ben n’arrive ironiquement pas à finir la lecture des Ambassadeurs, d’Henry James. Sera-t-il plus avisé face à ce « motif dans le tapis » ? Eric Loret

QUIDAM

« Dans le jardin d’un hôtel » (In a Hotel Garden), de Gabriel Josipovici, traduit de l’anglais par Vanessa Guignery, Quidam, 156 pages, 17 €.

SURRÉALISME. « Au palais des images les spectres sont rois », de Paul Nougé

Aphorismes qui claquent, détournements inquiétants ou amusants de textes classiques et de slogans publicitaires, manifestes qui affirment une esthétique autant qu’une éthique, poèmes érotiques, nouvelles… L’œuvre de Paul Nougé fascine par sa force et sa diversité ; sa poésie, d’une magnifique fluidité sensuelle, n’a pas pris une ride.

Ce volume regroupe l’ensemble des écrits publiés de son vivant, entre 1922 et 1967. L’ouvrage comporte également une riche iconographie : fac-similés de revues, portraits de l’auteur, reproductions des tableaux de Magritte commentés par Nougé.

Certains textes font sourire, comme la lettre que le provocateur poète belge envoya à André Gide, en l’accompagnant d’un bocal dans lequel se trouvait une sangsue. D’autres éclairent des moments de l’histoire littéraire, comme La Poésie transfigurée, texte rédigé pour protester contre les poursuites judiciaires infligées à Aragon après la publication du poème Le Front rouge, en 1931 (pour le délit « d’excitation des militaires à la désobéissance et de provocation au meurtre dans le but de propagande anarchiste »). Bien que clairement inscrit dans un contexte culturel et politique, ce tract offre une réflexion toujours actuelle sur la fragilité de la liberté d’expression en démocratie.

Auteur majeur du surréalisme belge, moins connu mais plus radical que le mouvement français, plus individualiste aussi, et animé d’une volonté de changer radicalement la vie, Paul Nougé aide à penser les mutations de notre monde autant qu’il peut contribuer à réenchanter celui-ci. Stéphanie Dupays

ALLIA

« Au palais des images les spectres sont rois », de Paul Nougé, édité par Geneviève Michel et Gérard Berréby, Allia, 800 pages, 35 €.