« Homo naledi » : pourquoi la communauté scientifique s’interroge
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Lee Berger jubile. Ce paléontologue américain, rattaché à l’université de Witwatersrand, à Johannesburg, mal-aimé de nombre de ses collègues, leur vole la vedette. Il a mis la main, dans une grotte d’Afrique du Sud, sur des restes fossiles qu’il attribue à une nouvelle espèce du genre humain, Homo naledi. Mais la façon dont il met en scène sa trouvaille – avec l’appui du National Geographic, un documentaire télévisé déjà bouclé, une sculpture de ce cousin putatif prête à entrer au musée, etc. – risque d’aggraver sa réputation de chercheur médiatique.

Le choix de la revue où est décrit Homo naledi est aussi un sujet de perplexité chez les spécialistes : eLife, diffusée en libre accès, n’a pas le statut de grands journaux comme Science ou Nature, où une telle découverte aurait pu naturellement trouver sa place. Mais c’est surtout l’absence de datation pour les restes présentés qui complique l’appréciation de ces fossiles. « Cela peut devenir une découverte très importante, mais c’est l’âge géologique qu’on pourra attribuer à ces spécimens qui le dira », commente Michel Brunet, découvreur de Toumaï (7 millions d’années), au Tchad. En attendant, estime-t-il, on se trouve face à une situation, « ultraclassique » en paléontologie humaine, d’évolution dite « en mosaïque » : des individus qui présentent un mélange de caractères modernes et archaïques, avec différentes parties du squelette semblant appartenir à des âges évolutifs distincts.

Un corps évoquant l’humain moderne, un crâne d’australopithèque

En l’occurrence, H. naledi possède des pieds modernes, des mains qui le sont aussi, hormis des phalanges courbes adaptées pour grimper aux arbres, tout comme le sont ses épaules. Ses dents, primitives, sont petites, ce qui suggère qu’il avait une alimentation énergétique – et pas seulement constituée de végétaux supposant d’être équipé de larges dents broyeuses de fibres. Ne dépassant pas 1,5 mètre de haut, il était doté d’un crâne d’un volume réduit. En résumé, un corps évoquant des humains modernes de petite taille et un crâne plus proche de celui des australopithèques. Codécouvreur de l’australopithèque Lucy en Ethiopie, en 1974, Yves Coppens estime que « l’Homo en question n’est, bien sûr, pas un Homo, avec la petite tête qu’il a, mais un australopithèque de plus, de même qu’il y a eu de nombreuses espèces différentes de cochons, d’éléphants, d’antilopes, en fonction des variations du climat et des niches écologiques. » Tim White (université de Californie, Berkeley), codécouvreur de Lucy, y voit plutôt « une forme primitive d’Homo erectus, un fossile décrit dans les années 1800 », rapporte le Guardian.

S’il est trop tôt pour statuer sur le statut exact d’Homo naledi et sur sa place dans l’arbre de famille très buissonnant des hominidés, il n’en est pas moins inédit en Afrique par le nombre de restes fossiles disponibles : plus de 1 500 ossements attribués à une quinzaine d’individus de tous âges et des deux sexes. Bien d’autres pourraient suivre. Les conditions de découverte et de collecte elles-mêmes, détaillées dans National Geographic, qui a financé les fouilles, sont assez uniques : en octobre 2013, deux jeunes spéléologues s’aventurent dans la grotte dite « Etoile montante », explorée depuis les années 1960, à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Johannesburg. Grâce à leur petit gabarit, Steven Tucker et Rick Hunter se faufilent d’abord par un conduit si étroit qu’il faut y progresser « comme Superman » – un bras collé le long du corps, l’autre tendu vers l’avant. Ils escaladent ensuite une paroi et tombent par hasard sur une fissure qui les mène dans une chambre sur le sol de laquelle sont éparpillés des ossements, dont une mâchoire.

Coupe de la grotte "Rising Star" où les fossiles d'"Homo naledi" ont été retrouvés (à paraître dans le numéro d'octobre du "National Geographic"). | Jason Treat, National Geographic, Source: Lee Berger, Wits

Ils décident de montrer leurs photos à Lee Berger, dont ils savent qu’il est l’un des « chasseurs d’os » de cette zone d’Afrique du Sud, qui a déjà livré nombre de fossiles, au point d’avoir été baptisée « berceau de l’humanité » par l’Unesco. Lee Berger, qui, en 2008, avait mis au jour Australopithecus sediba, perçoit immédiatement la portée de la découverte, mais sa stature imposante lui interdit d’accéder au site. Qu’importe, il passe une annonce sur Facebook pour recruter des paléontologues filiformes et non claustrophobes. Six femmes seront finalement retenues, qui dégageront les fossiles pendant que Berger dirige les opérations d’un village de tentes installé en surface par le biais d’un réseau vidéo.

L'anthropologue Marina Elliott (à gauche) et la paléontologue Ashley Kruger ont fait partie des six "astronautes souterrains" suffisamment filiformes pour fouiller le site où a été découvert "Homo naledi". (photo extraite du numéro d'octobre du "National Geographic".) | Elliot D L Ross

Pour l’étude des fossiles, l’Américain, qui souhaite publier rapidement ses résultats, décide de doper ses capacités d’analyse grâce à une procédure inédite : il invite une trentaine de jeunes chercheurs à Johannesburg pour une session marathon de six semaines, encadrée par une vingtaine de chercheurs seniors.

Leurs efforts laissent cependant de nombreuses questions encore irrésolues. L’âge, tout d’abord, inconnu, qui permet toutes les spéculations – Lee Berger, qui a par le passé fait quelques bourdes dans ce domaine, a raison d’être prudent. Mais aussi les conditions dans lesquelles tous ces hominidés ont pu se retrouver au plus profond d’une grotte aujourd’hui quasi inaccessible. Parmi les ossements, on n’a exhumé que quelques restes d’oiseaux ou de rongeurs. Ce n’est pas un carnivore qui aurait rapporté ses proies dans son antre – du reste, les fossiles ne portent pas de marques de dents. Dans d’autres grottes, les ossements ont été transportés et regroupés par les eaux de ruissellement. Cela ne semble pas être le cas ici.

Lee Berger et ses collègues font donc l’hypothèse que les corps ont été transportés là par leurs contemporains, qui auraient pu, à la lueur de torches, pratiquer une forme d’inhumation – un soin apporté aux défunts et un intérêt pour l’au-delà documentés uniquement à ce jour pour Homo sapiens et, dans des cas plus discutés, pour Homo neanderthalensis ou des prénéandertaliens. Mais de l’hypothèse à la preuve, le chemin risque d’être encore long. A moins qu’il ne s’agisse d’une impasse. Là encore, Yves Coppens penche pour une explication moins spectaculaire : « Ils ont été pris dans un piège naturel. »