Imaginons un passant ordinaire dans les rues de Strasbourg, un samedi de pluie. Il se réfugie au Fossé des Treize, centre socio-culturel aussi ouvert qu’accueillant. La sobre beauté des lieux, la petite cour, la gentillesse des dames en cuisine, tout est fait pour surprendre. Ce samedi 13 mai au soir, un certain Ran Blake donne un récital. Notre passant entre. Il ignore que les deux tiers de l’auditoire sont constitués de gens qui ont fait des centaines de kilomètres (Allemagne, Suisse, France), pour le voir. Guidé par un déambulateur, M. Ran Blake, un sourire très doux sous sa barbe discrète, s’installe au piano. Et là, pendant près de deux heures, dans un silence qu’on n’entend plus nulle part, même chez les classiques, il offre à pas lents son œuvre, parfois en harmonie avec des images de cinématographe, une lenteur, des accords déroutants et pourtant familiers, une cérémonie d’un incroyable naturel qui ne fait qu’en accuser la profondeur.

« Jazz » cérébral ? Personne n’y songe en sortant. La délicatesse même, le génie du silence, les violents contrastes de toucher. C’est M. Ran Blake, personnage unique, ils le sont tous, mais lui, unique parmi les uniques du premier cercle des musiciens capables de pratiquer cette musique d’improvisation que, faute de mieux, les marchands de disques appelaient, dans leurs bacs, le « jazz ». Evidemment, le soir même où un jeune Portugais sympathique remporte le concours le plus kitsch de toute l’histoire des concours (Lépine, Polytechnique, pêche à la mouche) – l’Eurovision, en hululant une chansonnette que toutes les radios déclarent, dès le lendemain, « jazz », dire de Ran Blake qu’il relève du « jazz » ne saurait que perturber les démons de la taxinomie.

Une Amérique pas du tout Trump

Ran Blake (Springfield, Massachusetts, 20 avril 1935) est un pianiste et compositeur rare au jeu sans exemple. Ils se sont mis à trois, producteurs aussi indépendants qu’intrépides, amoureux de leurs actions, pour faire venir le pianiste culte : Caen, Tour (Le Petit Faucheux) et Strasbourg (Jazzdor, le festival dirigé et choisi par Philippe Ochem). Dans la famille de Ran Blake, d’abord à Springfield puis à Suffield, on écoutait du gospel, Bartók, Stravinski, mais guère de « jazz ». Ran Blake découvre le jazz en 1956 au Bart College de Hartford, où il rencontre la chanteuse Jeanne Lee. Son parcours est très étonnant. Il raconte une Amérique que l’on ignore, cultivée, radicale, sans apartheid, tendue vers le futur. Une Amérique pas du tout Trump. A la High school de Lenox, il travaille et milite avec des écrivains de la gauche afro-aéricaine – Ralph Ellison, LeRoi Jones qui prendra le nom d’Amiri Baraka –, croise diverses routes, dont celle de Susan Sontag. Il collabore au Bay State Banner, un journal « noir » de Roxbury. Se consacre à la composition et à l’improvisation en exerçant des petits boulots.

Parmi ses Maîtres, Mal Waldron, Mary Lou Williams, John Lewis, et celui qui prend très vite l’avantage, dans sa recherche, Gunther Shuller. Tous en décalage avec ce que l’on croit être paresseusement du « jazz », à commencer, évidemment par la figure essentielle de Mary Lou Williams. En 1962, le duo Ran Blake/Jeanne Lee, The Newest Sound Around, des standards pris avec une harmonisation et des tempi aussi inhabituels qu’étranges, fait l’effet d’une bombe : soit, zéro effet aux Etats-Unis, une tournée en Europe, puis plus rien pour enchaîner. Nous sommes très peu, autour du monde, à vénérer Ran Blake (Jeanne Lee, Mal Waldron, Gunther Shuller, John Lewis), mais nous sommes partout.

Ça ne ressemble à rien de connu, et pourtant, l’effet de sidération est palpable. Plus le concert avance, plus on entre dans ce monde de Ran Blake

Replié à New York, Ran Blake bricole, joue, compose et prend la direction du département « Third Stream » (« troisième courant ») que lui propose son fondateur, Gunther Schuller. Plus tard, le producteur Jean-Jacques Pussiau (Owl) lui permet de reformer son duo avec Jeanne Lee (1989). Il se produit avec divers musiciens, sans distinction de style ou d’orientation, et revendique toujours la voie que lui ont indiquée Thelonious Monk, Lennie Tristano, Gunther Schuller, George Russell. Toute prestation, tout concert de Ran Blake, ont l’humble majesté de sa méthode. Qu’il joue Roof Watch comme à Strasbourg (pour Chostakovitch), ou Spiral Staircase, sur des images de Robert Siodmak, c’est la même lenteur, la même attention au temps, au silence, qui le conduira à travers quatre chansons du Sound Book d’Abbey Lincoln – compositrice sans concession, même musicale.

Une pause, reprise avec deux belles mélodies chantées par son assistant Lukaz Papenfusscline. Après quoi, le maître reprend avec Buy and Sell, de Laura Nyro, des images de Chabrol (Le Boucher) à qui il a consacré un album (Chabrol Noir), d’autres, de Vertigo (Hitchcock), toujours mises en scène par sa musique… Ça ne ressemble à rien de connu, et pourtant, l’effet de sidération est palpable. Plus le concert avance, plus on entre dans ce monde de Ran Blake que, dans la plus grande douceur et sans obliger personne, il a posément dessiné : comme le recueil d’un poète ou un album de Walker Evans. Quelle étrange aventure… Encore heureux, à Caen, Tour ou Strasbourg, il se trouve des aventuriers pour lui permettre de mener la sienne. Parce que, si vous croyez que c’est facile de monter un concert de Ran Blake dans le monde tel qu’il va… Facile peut-être pas, mais c’est possible, en raison, il faut croire, de Ran Blake même, de sa passion, de sa patience, de son activisme de méditatif pascalien. A suivre. A la fin du mois, le festival Jazzdor est à Berlin, avec ses chantiers ouverts et une scène européenne peu connue.