Ce passage du chapitre 6 a des accents quasi prémonitoires : « Quand on fait de la politique, si on n’est même pas capable de s’assurer un résultat tout au moins dans son parti, il est urgent de penser soit à changer de parti, soit à changer de métier. » Il est tiré de Dans l’ombre (JC Lattès, 2011), le second des deux romans, aussi prestement troussés que documentés, qu’ont écrits à quatre mains Edouard Philippe et Gilles Boyer. Même génération et même fidélité à Alain Juppé chez ces écrivains intermittents, spécialisés dans le thriller politique en période électorale.

Dans l’ombre lève le voile sur les sales manœuvres qu’entraîne une campagne présidentielle, des résultats de la primaire – truqués selon la rumeur – jusqu’au soir du second tour. Eléments de langage, marchandage de ministères, jeux d’alliance, trahisons, renoncements, tout cela sur fond de conquête du pouvoir… Le narrateur est un jeune conseiller qui a l’oreille d’un sérieux prétendant à l’Elysée, et qui bientôt perdra toute illusion. « Je suis un apparatchik. Dans mon monde, les politiques et les apparatchiks vivent ensemble. Ni les uns ni les autres ne peuvent survivre seuls. L’apparatchik, c’est un guerrier qui sert un maître, un professionnel qui connaît son milieu, qui utilise ses armes, qui pare les coups qu’on veut porter à son patron. C’est un mécanicien, un organisateur, un inspirateur, un souffleur. »

En 2007, année de la victoire de Nicolas Sarkozy, L’Heure de vérité, paru chez Flammarion, tissait déjà une chronique tristement réaliste des coulisses du pouvoir. Ici, tout débutait par l’annonce de la tenue d’élections anticipées après la rupture d’anévrisme du chef de l’Etat socialiste. Affolement des états-majors, frénésie médiatique. Le parti de la majorité n’a d’autre candidat à proposer que le premier ministre, « pas franchement au faîte de sa popularité ». Et le meilleur espoir à droite, parti en voilier dans le golfe du Morbihan, disparaît à trois semaines des échéances fatidiques. Pas exactement un roman à clés, mais un récit d’une cruelle lucidité.

« J’écris des livres, je l’assume »

« Rien n’est vrai mais tout n’est pas faux », indique, au reste, l’exergue. L’enfer de Matignon y est décrit de la façon suivante : « Le premier ministre est submergé par une masse d’informations, de décisions ou d’initiatives à prendre, d’arbitrages à rendre ou de conflits à déminer. » Or, pour ne pas paraître coupé des réalités, il doit aussi paraître en public, s’afficher avec décontraction. A tous les points de vue, la tâche est ingrate. Pour nombre de « PM », l’arbre qu’ils plantent à leur arrivée sera, avec « le portrait qui figure dans le grand livre du premier étage », « la seule trace visible qui restera de leur passage en ces lieux », peut-on lire en ces pages.

Lors d’un colloque qui s’est tenu en avril 2012, « Vers une cartographie littéraire du Havre : de Bernardin de Saint-Pierre à Pascal Quignard », Edouard Philippe, fils de professeurs de français soixante-huitards qui avaient peu de principes d’éducation – excepté, dit-il, le fait de ne pas mentir et de ne jamais poser un livre ouvert sur la tranche –, confiait à la tribune qu’il ne se considérait pas comme un écrivain. « J’écris des livres ; je l’assume ; c’est mon plaisir. »

La sixième édition du Goût des autres, le festival littéraire qu’il a créé dans sa ville du Havre, a rassemblé mi-janvier Russel Banks, Dany Laferrière, Bertrand Tavernier, Céline Minard, Iain Levison ou Zoé Valdés… Edouard Philippe l’a inaugurée par cette citation de Gandhi : « Chacun a raison de son propre point de vue. »