Emmanuel Macron sur l’avenue des Champs-Elysées, en costume Jonas et Cie, dimanche 14 mai, jour de son investiture. | Alain Jocard / AP

Chemise blanche au col bien symétrique, cravate « fittée » de 6,5 cm de large, costume bleu nuit, dont seul le premier bouton est fermé… La tenue dans laquelle Emmanuel Macron a choisi de devenir le huitième président de la Ve République, dimanche 14 mai, ne venait pas de chez Arnys, le luxueux tailleur du septième arrondissement, qui vaut à François Fillon une enquête du parquet national financier. Le chef de l’Etat avait opté, au contraire, pour une relative modestie.

« Le président sera habillé d’un costume de chez Jonas et Cie. […] Le coût d’un costume est d’environ 450 euros », avait prévenu sur Twitter sa conseillère en communication, Laurence Haïm. « C’est en réalité de 340 à 380 euros, retouches comprises, pour le costume », corrige Laurent Touboul, qui gère, avec son père, Jean-Claude Touboul, cette maison établie depuis vingt ans au 19 rue d’Aboukir, dans le Sentier (deuxième  arrondissement de Paris).

Il faut se glisser au premier étage de l’immeuble pour trouver cette boutique qui ne donne pas sur l’extérieur et où sont fabriqués, dans des tissus italiens Vitale Barberis ou Reda, des pièces en semi-mesure. « Nous obtenons ce rapport qualité-prix car nous ne sommes pas gourmands sur les marges, nous ne sommes installés que sur un étage, ce qui réduit le loyer, et nous travaillons en famille », explique Laurent Touboul.

Se débarrasser d’une image trop bourgeoise

Emmanuel Macron, qui figure depuis 2016 dans le top 20 des Français les mieux habillés du magazine masculin GQ, n’a pas toujours été client de Jonas et Cie. Dans ses années passées à la banque Rothschild, il affectionnait les costumes plus onéreux à rayures tennis, de fines striures en vogue à la City de Londres, et préférait, au nœud de cravate classique, un nœud Windsor, une signature en trapèze que reconnaissent les puristes.

« Jusqu’à sa nomination au ministère de l’économie, il était un client fidèle, raconte Philippe de Chambarlhac, le dirigeant de Lagonda, un tailleur de l’Ouest parisien, où le costume moyen est à 850 euros. Mais il a préféré aller chez mon concurrent pour se débarrasser d’une image peut-être trop bourgeoise. Les Français se comparent en permanence aux hommes politiques et certains sont choqués par des dépenses importantes. »

Arrivé à Bercy en 2014, c’est son conseiller vingtenaire Ismaël Emelien, communicant et ancien strauss-kahnien, qui glisse à Macron l’adresse de Jonas et Cie.

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Ces deux-là sont loin d’être les seuls clients réguliers. Avocats et hauts fonctionnaires s’y rendent et se donnent entre eux le tuyau. L’animateur Christophe Dechavanne ou le chanteur Michel Jonasz et, côté politiques, Dominique Strauss-Kahn, les ex-ministres socialistes Hubert Védrine et Matthias Fekl, l’ancien secrétaire adjoint de l’Elysée Boris Vallaud défilent dans cet établissement « à l’accueil familial très sympathique », vante le maire de Montreuil (PCF), Patrice Bessac.

« Mais qui est ce Jonas ? »

Dans les cercles de pouvoir, le meilleur émissaire reste néanmoins Jean-Pierre Elkabbach. La scène se déroule au tournant du XXIe siècle, dans les vestiaires d’une salle de sport parisienne. Alors qu’il se rhabille après son exercice, le vieux loup du journalisme politique est abordé par son voisin qui fréquente assidûment la même salle : « Puis-je me permettre de toucher la matière de votre veste de costume ? » M. Elkabbach la lui tend, puis lui précise l’adresse et le prix de son fournisseur. « J’en fabrique moi-même et peux vous en faire une pour quatre fois moins cher ! », lui rétorque son interlocuteur, Jean-Claude Touboul.

« Depuis, les hommes politiques me demandent dans quelle boutique de luxe de l’avenue Montaigne je m’habille ! », se marre M. Elkabbach, ravi de l’illusion. « Mais qui est ce Jonas ? », l’interrogent les novices, surpris que la coupe soit de si bonne tenue à un tel prix.

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La rumeur parvient jusqu’à Bernard Cazeneuve, à Matignon. Lors d’une séance de questions au gouvernement à l’Assemblée nationale, au mois de février, il s’adresse en aparté au député LR de l’Yonne Guillaume Larrivé. « Guillaume, j’ai une question de la plus haute importance », commence le premier ministre. Puis, désignant un article de Paris Match consacré à Jonas et Cie : « Ces costumes, qu’est-ce que ça vaut ? » Encouragé par son collègue, l’ancien maire de Cherbourg a depuis passé commande.

« Si on s’habille avec un vestiaire luxueux, on nous taxe de dépensier. Si on s’habille de façon accessible, on nous taxe de démagogue ! » Alain Joyandet, sénateur LR

En rangeant ses smokings haut de gamme pour des pièces bon marché de la rue d’Aboukir, M. Macron a-t-il cédé à un populisme du vêtement ? « Il faut voir le costume comme un outil de travail, s’agace le sénateur LR de la Haute-Saône Alain Joyandet, client de Jonas et Cie. Si on s’habille avec un vestiaire luxueux, on nous taxe de dépensier. Si on s’habille de façon accessible, on nous taxe de démagogue ! »

Néanmoins, le choix de ce tailleur « est très politique, observe Vanessa Friedman, journaliste de mode qui décrypte régulièrement, dans les colonnes du New York Times, la garde-robe des dirigeants du monde entier. Macron fait partie d’une génération, avec Barack Obama, Justin Trudeau ou Matteo Renzi, qui choisit des vêtements moins stricts et moins chers et qui peut snober la cravate. Avec le même message à destination de leurs électorats respectifs : je vous ressemble ».

Bernard Cazeneuve, lui aussi en Jonas et Cie le 14 mai 2017, jour de l’investiture d’Emmanuel Macron à l’Elysée. | Thibault Camus / AP

« Une rhétorique de l’accessibilité et d’une forme de droiture »

Sémiologue et professeur de marketing à l’ESCP Europe, Benoît Heilbrunn abonde dans ce sens : « Macron a su faire évoluer son habit pour se départir d’une image de banquier d’affaires, ce qui explique son changement de fournisseur. Il a élaboré, à travers lui, une rhétorique de l’accessibilité et d’une forme de droiture qui contraste avec l’idée de gaspillage souvent associée aux hautes fonctions politiques. »

Sans prendre trop de risques, chez Jonas et Cie : « Le choix du bleu correspond pour moi à la forme de neutralisation idéologique qu’est essentiellement le macronisme, juge l’universitaire. Quoi de mieux pour exprimer le règne du ni-ni que le bleu ? C’est la couleur préférée d’une majorité de peuples, par excellence la couleur de la convention et de l’institution. »

Pour l’adresse parisienne, en tout cas, habiller Emmanuel Macron, candidat puis président, a eu un effet notable. « Depuis le début de l’année, le chiffre d’affaires s’est apprécié de 20 % à 25 % », se félicite Laurent Touboul. « Ma vraie inquiétude, c’est qu’avec tout ça, la boutique devienne courue et inaccessible à ses clients fidèles, plaisante Guillaume Larrivé. J’espère que les anciens resteront chers au cœur des propriétaires ! »