Cela a été l’un des derniers gestes du président Obama : la remise de peine attribuée, trois jours avant la fin de son mandat, en janvier, à la lanceuse d’alerte Chelsea Manning. Mercredi 17 mai, celle qui fut condamnée en 2013 à trente-cinq ans de détention pour avoir fourni des documents secrets de l’armée américaine à WikiLeaks est sortie de la prison militaire de Fort Leavenworth, au Kansas.

A 29 ans, Chelsea Manning s’apprête à découvrir le monde qu’elle a contribué à changer. Et le monde s’apprête, en retour, à la découvrir. Car ce n’est qu’une fois arrêtée, en 2010, que le nom et le visage de celle qu’on surnommait alors « la taupe de WikiLeaks » devinrent célèbres. Depuis, la lanceuse d’alerte a vécu enfermée, avec interdiction de recevoir des visiteurs qu’elle ne connaissait pas avant son incarcération.

Difficile, donc, de répondre à la question suivante : qui est Chelsea Manning, cette femme - baptisée Bradley à la naissance, jusqu’à ce qu’elle annonce en 2013 être une femme trans - qui a contribué à propulser WikiLeaks sur le devant de la scène, qui a ébranlé le pouvoir américain et ouvert la voie à une nouvelle génération de lanceurs d’alerte ?

Au fil des années, journalistes américains et britanniques ont interrogé famille, amis, voisins et autres connaissances pour tenter de reconstituer son parcours, mais aussi de mieux cerner sa personnalité. Résultat : un patchwork d’anecdotes, de ressentis et de souvenirs, qui s’ajoutent à ses tweets et aux quelques correspondances qu’elle accorde et tribunes qu’elle rédige depuis sa cellule.

Une personnalité « très unique »

De ces bribes d’informations, on retient d’abord que Chelsea Manning était une enfant, puis une adolescente, hors du commun. Brillante, selon plusieurs témoignages, cultivée, studieuse, passionnée de sciences et d’informatique. Elle adore prendre part à de grands débats philosophiques et politiques, ce qui étonne ses professeurs, qu’un peu grande gueule elle se permet parfois de corriger. Un de ses amis de jeunesse vantait en 2013 dans le Guardian sa « personnalité unique, très unique », évoquant quelqu’un de « très original, des idées très arrêtées, très engagé, très intelligent ».

Il en ressort aussi un caractère instable, colérique, compliqué, qui ne semblait jamais vraiment à sa place. C’est que la vie de la jeune Manning, dans la campagne de l’Oklahoma où elle réside avec sa famille, n’est pas toujours très facile : sa mère, originaire du Pays de Galles, est alcoolique et son père, un ancien de la navy devenu informaticien pour Hertz, est souvent absent. Un père « violent verbalement », selon les confidences de la mère dans les colonnes du Washington Post en 2011.

Ses parents finissent par se séparer et sa mère décide de retourner en 2001 au Pays de Galles, avec son adolescente sous le bras. Parallèlement, Chelsea Manning découvre sa préférence pour les garçons, et fait parfois l’objet de moquerie de la part de ses camarades, qui raillent sa carrure trop frêle.

De retour aux Etats-Unis après le lycée, Chelsea Manning passe quelque temps chez son père, mais les retrouvailles ne se passent pas comme prévu – après une altercation, sa belle-mère appelle les urgences et affirme avoir été menacée par Chelsea Manning avec un couteau, rapporte le Washington Post, enregistrement à l’appui. Elle enchaîne les petits boulots dans différentes villes, mais n’y reste jamais longtemps. Avant qu’elle ne décide finalement, en 2007, de prendre un chemin bien différent : celui de l’armée.

Manning s’engage, encouragée par son père

Bradley Manning est entré dans l’armée en 2007. | Armée américaine

Dans une interview par e-mail accordée au magazine féminin Cosmopolitan en 2015, Chelsea Manning explique y avoir été poussée par son père. « Je suivais la guerre en Irak, écrit-elle, j’ai commencé à me demander si je pouvais aider. Et du coup, je me suis engagée. » L’entraînement des débuts n’est pas évident : là encore, ses camarades ne se montrent pas tendres avec Chelsea Manning, qui tient le coup en gardant en tête qu’après cette période de formation, elle deviendra analyste et sera entourée de personnalités qu’elle espère moins brutales.

A la même époque, elle milite en faveur des droits des homosexuels et y fait régulièrement référence sur sa page Facebook. Lors d’une manifestation à laquelle elle participe, elle est interviewée, en tant que soldat, sous couvert d’anonymat. « Je mène en permanence une double vie », explique-t-elle en critiquant la politique du « Don’t ask, don’t tell », qui interdit à l’époque aux militaires homosexuels de le faire savoir. Elle rencontre à cette période Tyler Watkins, un étudiant de l’université Brandeis, qui devient son petit ami et qui lui fait découvrir le milieu hackeur de Boston.

Elle est envoyée en Irak, alors que son supérieur était réticent à cette idée. Bradley Manning, comme elle s’appelle alors, montre des signes « d’instabilité », écrit le sergent Paul D. Adkins dans un rapport fourni après l’arrestation de la lanceuse d’alerte. Altercations, accès de colère… Le supérieur souhaite que Manning soit suivie psychologiquement, et hésite à l’envoyer en Irak.

Mais à l’automne 2009, Chelsea Manning, âgée de 21 ans, rejoint les troupes basées en Irak, qui manquent d’analystes. Elle est stationnée dans la base Hammer, à une soixantaine de kilomètres de Bagdad. Là, entassée dans une pièce exigüe avec des dizaines d’autres analystes de renseignement, elle doit s’abreuver pendant dix à douze heures d’affilée des rapports de terrain envoyés par les soldats. Les images de la guerre qui défilent en boucle sur son écran l’ébranlent chaque jour un peu plus.

WikiLeaks entre en scène

Un jour, convaincue que la police irakienne vient d’arrêter des innocents, elle rapporte l’incident à son supérieur, qui lui ordonne de se taire et de retourner à son poste. Un autre, l’armée envoie un escouade se renseigner sur un groupe d’Irakiens, sur la base des informations qu’elle a rassemblées. Au final, un homme y perdra la vie, et Manning aura l’impression d’en être responsable.

Fin 2009, elle tombe sur une vidéo comme elle en regarde des dizaines tous les jours. Ce sont les images filmées depuis un hélicoptère survolant à basse altitude une banlieue de Bagdad. Une poignée d’hommes sont regroupés devant une maison. « Allume-les, tire ! » Ils s’effondrent. Une deuxième rafale cueillent ceux qui leur viennent en aide. Elle découvre qu’il s’agit d’une frappe de 2007 dans laquelle au moins douze personnes ont été tuées, dont deux journalistes de Reuters. La célèbre ’agence de presse essaie depuis, en vain, de mettre la main sur la vidéo.

En janvier 2010, alors qu’elle est en permission aux Etats-Unis, elle se confie à son petit ami et lui explique s’être procuré des documents secrets, qu’elle envisage de confier à WikiLeaks. En l’occurrence elle a déjà contacté WikiLeaks quelques semaines auparavant.

Le 5 janvier, elle a téléchargé des centaines de milliers de documents stockés sur un réseau sécurisé de l’armée américaine, notamment des rapports de soldats déployés en Irak, mais également en Afghanistan. Accompagnant cette archive, a été retrouvé sur son ordinateur une note, initialement destinée au Washington Post : « Ces documents, qui lèvent le brouillard de la guerre et révèlent la vraie nature de la guerre asymétrique du 21e siècle, font partie des plus importants de notre histoire ».

A ce malaise grandissant sur sa place dans le conflit s’ajoute un trouble sur son identité de genre. Fin 2009, elle prend contact, en ligne, avec un psychologue civil aux Etats-Unis. Interrogé en 2011 par le New York Magazine, ce dernier explique qu’à ce moment déjà, « Bradley se sent femme, il en était certain et voulait se faire opérer. Il avait surtout peur d’être seul et ostracisé ». Être homosexuel dans l’armée est déjà une gageure à l’heure du “don’t ask don’t tell”, mais être transgenre est encore plus difficile.

« Si tu voyais des choses horribles, que ferais-tu ? »

Bradley Manning est devenu Chelsea Manning en 2013. | HO / AFP

Au fil des mois, la santé et le moral de Chelsea Manning se détériorent. Dans son rapport, le sergent Adkins évoque « un comportement étrange », « des regards vides ». La pression s’accentue lorsque WikiLeaks publie la vidéo de la bavure de l’hélicoptère, le 5 avril. C’est à cette époque qu’elle entre en contact avec Adrian Lamo, un hackeur aussi doué que controversé, qui signera sa perte. Par tchat, Bradley Manning se confie :

« Question hypothétique : si tu avais un accès complet à des réseaux classifiés sur une longue durée… disons 8 ou 9 mois… Et que tu voyais des choses incroyables, des choses horribles… Des choses qui devraient être publiques… (...) Que ferais-tu ? »

Au fil de la conversation, Chelsea Manning se montre de plus en plus explicite :

« Disons que *quelqu’un* que je connais très bien a pénétré dans des réseaux américains classifiés, et a téléchargé des données comme celles dont on parle… (...) Les a stockées, compressées, chiffrées et envoyées à un Australien cinglé aux cheveux blancs incapable de rester dans un pays très longtemps… (...) En d’autres termes… J’ai fichu un sacré bordel. (...) Je n’arrive pas à croire que je te raconte tout ça. »

Adrian Lamo, après avoir pris conseil auprès d’un ami qui travaille dans le renseignement militaire, dénonce Chelsea Manning aux autorités. Le 27 mai, elle est arrêtée. En juillet 2010, elle est transférée aux États-Unis, dans une prison militaire, à Quantico, sur la côte Est. L’année suivante, elle finit dans une prison militaire du Kansas, au centre du pays – celle dont elle vient de sortir mercredi 17 mai.

En prison, un traitement « inhumain »

La prison militaire de Fort Leavenworth, au Kansas, où Chelsea Manning a été enfermée. | NICHOLAS KAMM / AFP

En février 2012, avant son procès en cour martiale, Chelsea Manning décide de plaider coupable pour certaines des charges dont elle est accusée mais pas de la plus grave, « aide à l’ennemi ». Le 3 juin 2013, ce procès débute. Le procureur militaire à l’audience lui dénie le statut de « lanceur d’alerte » mais parle de « traître ». La défense dépeint la soldate comme fragile psychologiquement et soumise à la discrimination lors de son séjour dans l’armée. Le 30 juillet, elle est reconnue coupable de quasiment toutes les charges qui pesaient contre elle, mais pas de « l’aide à l’ennemi ». Le 21 août 2013, elle est condamnée à 35 ans de prison.

Ses conditions de détention, qui fluctuent et sur lesquelles même ses avocats ont une visibilité limitée, sont difficiles. Elle est enfermée dans une cellule de 6 mètres carrés (un lit, un évier, un WC) sans fenêtre, seule, autorisée à sortir entre 20 minutes et une heure par jour. Parce qu’on craint qu’elle se suicide, elle doit dormir avec une couverture spéciale indéchirable, en sous-vêtements.

Cela traduit la volonté des autorités américaines d’en faire un exemple pour décourager d’autres lanceurs d’alerte. Le Rapporteur sur la torture des Nations Unies réalise une enquête sur ses conditions de détention. Ses conclusions sont sans appel : l’administration est coupable de « traitement cruel, inhumain et dégradant » à la limite de la « torture ».

En juillet 2016, elle tente de se suicider. Mise à l’isolement pour la punir de cette tentative, elle fait une nouvelle tentative, en novembre. « J’ai besoin d’aide. Je vis dans l’anxiété, la colère, le désespoir, de perte et de dépression. Je ne peux pas me concentrer. Je ne peux pas dormir », écrit-elle dans une lettre au président d’alors, Barack Obama, lui demandant d’écourter sa peine.

Après une importante campagne de mobilisation de ses soutiens, appelant Barack Obama à la libérer avant la fin de son mandat, le président américain accepte, in extremis, de commuer sa peine.

Et maintenant ? On en sait peu sur les projets de la lanceuse d’alerte. Celle-ci écrivait en janvier sur Twitter qu’elle envisageait de s’installer dans l’Etat du Maryland. Dimanche, un porte-parole de l’armée indiquait à USA Today que Chelsea Manning resterait dans l’armée, sous un statut spécial, une sorte de congé sans solde : elle ne sera pas payée mais continuera à bénéficier de certains avantages comme l’assurance santé, ce qui devrait lui permettre de poursuivre sa transition. Car malgré la remise de peine accordée par Barack Obama, sa condamnation n’est pas effacée et son appel en justice doit encore être examiné.

« Pour la première fois, j’entrevois un avenir pour moi en tant que Chelsea », écrivait-elle dans un communiqué quelques jours avant sa libération. « Je peux m’imaginer survivre et vivre comme je suis, et je peux enfin exister dans le monde extérieur. La liberté a longtemps été quelque chose dont je rêvais, mais je ne m’étais jamais permis de l’imaginer entièrement. Maintenant, la liberté est quelque chose que je vais pouvoir vivre à nouveau. »