Jean-Luc Melenchon était le 16 mai à La Souterraine. | GEORGES GOBET / AFP

En vingt-sept ans, il a connu trois redressements judiciaires, travaillé sous les couleurs de neuf repreneurs, et vu le nombre de ses collègues passer de 600 à 279. Pourtant, d’aussi loin qu’il se souvienne, c’était « la première fois », mardi 16 mai, que Fabien, 45 ans, avait « les larmes aux yeux ». « Et j’ai bonne mémoire », précise ce « gars de la maintenance ».

Sur les marches de la mairie de la Souterraine (Creuse), les t-shirts bleus des employés de GM&S Industry se sont fait longuement applaudir par plus de 1 500 personnes, rassemblées à l’appel de la CGT pour « soutenir la détresse humaine ».

Dans ce paisible bourg de 5 400 habitants, « y’a pas à dire, ça fait du bien, répète en boucle Fabien, sifflant une bière pour se remettre autant de ses émotions que de la chaleur écrasante de l’après-midi. C’était pas le Festival de Cannes, mais ça avait de la gueule. »

« Respire la vie »

C’est que depuis l’annonce de la mise en redressement judiciaire de l’équipementier automobile, début décembre 2016, ils l’ont attendue cette mobilisation.

Depuis six mois, les salariés ont tout tenté : manifestations, défilé sur les Champs Elysées, blocages de sites en région parisienne, opérations escargot… « On en a bouffé du car, je peux dire à M. Macron que je connais bien ça maintenant moi aussi », lance Olivier, 50 ans, cariste depuis vingt-sept ans à « la Sout’».

Sur leur téléphone, les salariés font défiler les photos qui témoignent de leurs mois de lutte comme on montrerait celles des dernières vacances. « Ça, c’était chez PSA, à Poissy ». Derrière un monticule de pneus brûlés d’où s’envole une épaisse fumée noire, une affiche pour un salon bio : « Respire la vie. »

Des politiciens sont bien passés ces derniers mois. D’abord le dernier premier ministre de François Hollande, Bernard Cazeneuve, puis l’ancien chef de l’Etat lui-même, en janvier. « Quand on serre la main du président, c’est pas rien, on se dit qu’il va se passer quelque chose », se rappelle Romain, le « petit jeune » de la maintenance avec ses « seulement » sept années dans la boîte.

Mais, « que dalle ». « Etre au fond du gouffre à la Souterraine, faut nous reconnaître une certaine cohérence », conclut Olivier, qui n’a jamais connu d’autre employeur.

Entreprise dépecée 

Il faut dire qu’ils se battent contre deux poids lourds. PSA et Renault, rien que ça. De loin leurs principaux clients, depuis toujours. Mais, entre le sous-traitant et les deux fleurons français, la confiance s’est réduite à peau de chagrin.

La faute notamment à ces multiples repreneurs qui ont, au fil des années, racheté le site pour « des sommes dérisoires », et se sont montrés « pas toujours délicats, pour ne pas dire plus » rappelle le député socialiste de la Creuse Michel Vergnier. Investissement minimal, manque de diversification, échecs commerciaux de certains modèles comme la Cactus de Citroën : la charge de travail a décliné. « Depuis trente ans, cette entreprise a été dépecée par les directions qui y sont passées », répète l’élu.

Plus de 1 500 personnes ont défilé en soutien aux grévistes de l’usine GM&S inter-union à La Souterraine (Creuse) le 15 mai. | GEORGES GOBET / AFP

Pour 3 euros, c’est Ginapiero Colla, aidé par PSA, qui est le dernier à avoir repris le site, en 2014. « Un fieffé salaud », avait dit de lui Alain Rousset, président (PS) de la Nouvelle-Aquitaine, de passage à la Souterraine le 3 mai.

Dans cette région, c’était l’usine de Metal Temple à Fumel (Lot-et-Garonne) que l’Italien avait conduit à la liquidation. Comme six des sept autres entreprises qu’il a rachetées. Sous son autorité, la chute s’est accélérée, s’est organisée – il a pourtant touché au passage près d’un million d’euros de crédit d’impôt compétitivité (CICE), et un autre million d’euros de Pôle Emploi, au terme d’une négociation pour un jour de chômage par semaine.

Le chiffre d’affaires est passé de 40 millions d’euros en 2009 à 26 millions en 2015. Un montant qui ne permettait plus de maintenir 279 emplois.

« Tout peut être fait ailleurs »

Alors, GM&S Industry appelle à l’aide. Le sous-traitant demande à PSA et Renault de s’engager sur un volume de commandes accru, au-delà des quelque 16 millions d’euros déjà acquis, et « l’affectation de nouveaux marchés ». La seule manière pour un repreneur de présenter un plan chiffré au tribunal de commerce de Poitiers le 23 mai.

« D’autres sous-traitants concurrents enchaînent les heures supplémentaires et les week-ends chômés, alors pourquoi ne pas équilibrer l’activité ? », s’interroge Jean-Marc Ducourtioux, délégué CGT.

Mais le rapport de force, malgré des concessions syndicales sur un plan de licenciement, n’est plus à leur avantage. « Avant, quand on bloquait un jour la production, c’était la folie et le lendemain il y avait les hélicos pour ramener d’urgence les pièces chez les constructeurs », se souvient un salarié. Aujourd’hui, « tout peut être fait ailleurs. On nous a copiés et recopiés. »

Dans le jargon, ça s’appelle le « resourcing ». Chaque source d’approvisionnement est dédoublée, souvent à l’étranger. « Plus de levier, plus de pression », résume Jean-Marc Ducourtioux.

« En guise de bonne foi »

Sauf accident de parcours. Comme il y a quelques semaines, pour Renault. Les pièces commandées au Brésil par le constructeur ont été bloquées par un mouvement de grève. En urgence, on s’est tourné vers la Souterraine. « On a voté. En guise de bonne foi, on leur a envoyé ce qu’on avait, parce qu’on s’est dit qu’ils feraient peut-être un geste aussi », explique Thierry, cariste de 50 ans, qui dit « avoir commencé le deuil de son entreprise ».

La situation reste bloquée. « C’est une problématique franco-française : des entreprises tricolores, dont l’Etat est actionnaire, qui vont couler d’autres entreprises françaises », reprend Jean-Marc Ducourtioux de la CGT.

Toujours bloqué par sa livraison brésilienne, Renault a réitéré sa demande. Cette fois, c’est Renaud Le Youdec, le négociateur de crise mis en place par le mandataire judiciaire, qui a refusé. « C’est une question de moralité, je ne vais pas demander un effort de plus à ces salariés pour un partenaire dont le comportement est en train de les conduire tous à Pôle Emploi », explique-t-il à Libération.

« Il fallait en arriver là »

Alors, les salariés ont « sorti leur va-tout ». Devant une caméra, ils ont sorti leur chalumeau pour découper une presse et une machine-outil. Ils ont installé des bonbonnes de gaz pour « piéger leur usine ». Un geste fort, rare aussi. Uniquement symbolique, reconnaissent-ils sous le manteau : ces machines n’avaient jamais servi, elles traînaient dans un coin. « Mais il fallait en arriver là pour qu’on parle de nous », se désole Michel, le « célibataire de la bande », un brin d’herbe en bouche comme un cow-boy désœuvré.

Les employés de GM&S de La Souterraine s’en sont pris à des outils de production pour protester contre la liquidation judiciaire qui les menace.  / AFP / PASCAL LACHENAUD | PASCAL LACHENAUD / AFP

Sans conteste, « ça a fonctionné ». Mardi, les médias se sont déplacés dans la Creuse, où GM&S est la deuxième entreprise privée du département. Deux anciens candidats à l’élection présidentielle aussi. Philippe Poutou, du Nouveau parti anticapitaliste (NPA), et Jean-Luc Mélenchon de La France insoumise, arrivé en tête du premier tour ici avec 25,62 % des voix.

Après le barbecue tranquille du début d’après-midi à l’ombre de l’usine, c’est la forêt de micros et la cohue dans une chaleur étouffante. Mais c’est « un bordel qui fait du bien », dit Christine, petite brune discrète de 50 ans. Si cette ancienne intérimaire a voté Marine Le Pen, elle reconnaît qu’« on a besoin de tous les soutiens et de tous les moyens de faire parler de nous ». Au micro, le député Michel Vergnier n’hésite pas à accuser PSA et Renault de « non-assistance à département en danger ».

Macron dans toutes les têtes

En pleine campagne pour les législatives, Jean-Luc Mélenchon en a appelé à une intervention du nouveau président de la République, Emmanuel Macron : « Personne ne peut dire que l’on n’y peut rien, les deux commanditaires Renault et PSA ont un actionnaire qui s’appelle l’Etat. (…) J’adjure les responsables, le président et ses futurs ministres, de comprendre qu’il faut se saisir de ce dossier et qu’il ne faut pas laisser ces gens seuls car je vous le dis, ils ne se laisseront pas faire. »

Derrière, Jean-Louis Borie, l’avocat qui conseille et accompagne les salariés, approuve : « Ce que je veux, c’est qu’Emmanuel Macron rentre à son bureau, prenne son téléphone et dise à Carlos Tavares et Carlos Ghosn : “Un petit effort mes lapins, 1 % du chiffre d’affaires de l’emboutissage en France ce n’est peut-être rien pour vous, mais c’est tout pour eux”. »