Sur Steam comme sur AppStore, les jeux à succès récents sont systématiquement mis en avant, pendant que d’innombrables nouveautés restent dans l’ombre. | Capture d'écran

Il gonfle, il gonfle, le marché du jeu vidéo. Selon la société d’analyse SuperData Research, le secteur représente 91 milliards de dollars de chiffre d’affaires au niveau mondial. Mais derrière ce chiffre florissant se cache une production d’une ampleur inédite. Deux ans après le spectre de « l’indiepocalypse », une grande crise menaçant l’immense marché du jeu vidéo indépendant, le monde du pixel a pulvérisé tous les records de saturation en 2016.

Sur Steam, la principale plate-forme mondiale pour ordinateurs, pas moins de 4 727 nouveaux titres sont sortis en 2016 – soit 40 % du catalogue total de ce service lancé en 2004. Tous les indicateurs sont au rouge : sur le site SteamSpy, qui monitore l’activité du service, le seuil de ventes médianes a chuté de 10,5 millions en 2004 à 8000 en 2017.

A côté du PC, le secteur du jeu sur téléphones et tablettes est l’autre marché le plus important. Problème : il est également le plus saturé. Selon la société Statista, à lui seul, l’Apple Store compte 630 000 références de jeux vidéo, dont 235 000 nouveautés pour la seule année 2016. A titre de comparaison, il ne comptait que 15 000 jeux en 2009.

« Quand on est créateur, on est dans son petit monde, on ne voit pas les champs de mines à l’horizon », alertait vendredi 10 mai Etienne Rouzet, fondateur d’Aggro Consulting, à l’intention du parterre de professionnels du Videogame Economics Forum (VEF) d’Angoulême, qui développent majoritairement sur ces deux plates-formes.

Des canaux médiatiques eux aussi saturés

Au milieu de tant de concurrence, l’anonymat est quasi généralisé, même avec des bandes-annonces soignées. « Les gens regardent 10-15 secondes de vidéo maximum. Si ce sont les logos des partenaires, ça ne sert à rien », épingle Francis Ingrand, président-fondateur de Plug In Digital, et vice-président du Syndicat national du jeu vidéo (SNJV) chargé de l’international. A marché saturé, joueurs inattentifs.

Les plates-formes de financement collaboratives comme Kickstarter, autrefois tremplin pour la renommée, sont également saturées. « 2016 a été la plus mauvaise année pour le jeu vidéo sur Kickstarter depuis 2011 », observe Thomas Bidaux de l’agence de conseil ICO Partners, qui évoque un léger recul des projets financés. Les autres échouent souvent sans même avoir été remarqués.

Sur Kickstarter comme sur les plate-formes d’achat, de nombreux projets échoueront sans même être sortis de l’anonymat. | Capture d'écran

Les « influenceurs », ces stars des plates-formes vidéo Twitch et YouTube qui parlent volontiers de jeu vidéo, surtout contre rémunération, sont également très courus. Très sollicités, ils en jouent, et certains n’hésitent pas à gonfler leurs chiffres d’audience. « Les “like”, ça s’achète. Les vues aussi, d’une certaine manière », rappelle Yannick Elahee, membre du collectif de développeurs de jeux vidéo Headbang Club et créateur d’un site baptisé Data Tweet. Surtout, pour assurer leur propre audience, ils se focalisent principalement sur quelques titres populaires.

Quant à la presse spécialisée, elle est tout simplement débordée : ces jeux désormais disponibles par milliers dépassent la capacité d’absorbtion des rédactions, qui ne peuvent pas suivre l’actualité et les sorties. « Aucun média ne teste plus de 400 jeux par an, alors qu’il en sort plus de 4 000 sur Steam », souligne Etienne Rouzet, lui-même ancien journaliste de Canard PC.

L’analyse de données comme bouée

Dans ce marché ultraconcurrentiel, la plupart des studios ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Mais la pression des résultats imposés par Steam et Apple, le nombre colossal de prétendants à l’attention du joueur, l’ombre des phénomènes de société comme Clash of Clans et les algorithmes impitoyables des plates-formes ne laissent que peu de marge. Sur Steam, l’avenir d’un jeu se joue sur sa première heure de mise en ligne.

La question est désormais critique, à tel point que le client ne se séduit plus, il s’achète. La quasi totalité des acteurs présents sur Facebook, iOS ou encore Android passent en effet par des campagnes publicitaires en ligne d’acquisition de joueurs dont l’efficacité est mesurée au clic et au centime près – comptez généralement quelques dizaines de centimes par joueur.

Plus de 200 000 jeux sont sortis sur App Store en 2016. Apple met en avant les plus rentables, dont certains ont plusieurs années.

Loin de son artisanat des débuts, pour survivre le jeu vidéo est devenu une industrie de la base de données, de l’analyse quantitative et même du machine learning (apprentissage automatique), afin d’optimiser ses chances de succès – d’autant qu’Apple et Google mettent surtout en avant les titres qui génèrent déjà des revenus significatifs. Comme l’explique Pierre Germain, du studio Gerwin Software :

« Quand on fait un jeu mobile, les metrics [les outils chiffrés mesurant l’utilisation] sont très importants pour recruter du monde. Si vous ne faites pas un minimum de revenus quotidiens vous ne serez pas remonté dans les “tops”, vous ne serez pas vus et vous ne pourrez pas vous développer. Si vous n’arrivez pas à générer 30, 40, 50 centimes par utilisateur, vous savez que vous ne serez pas visible. Il y a des standards. »

Même la moindre vignette peut faire l’objet de plusieurs essais mesurés et disséqués pour évaluer le taux de clic sur les boutiques en ligne. « Une image avec un superhéros qui ressemble à Obama, cela attire beaucoup plus de clics. Expérimentez plein de choses », conseille par exemple Antoine Papot, de l’agence de marketing TheFarm. agency.

Désert numérique

Face à cette impasse, une part de l’industrie a cru pouvoir compter sur l’explosion du marché chinois pour absorber une partie de cette offre abondante. En vain. « Ce n’est pas l’eldorado qu’on pouvait imaginer », constate Francis Ingrand. En cause, le système de validation par le gouvernement, long, tatillon et imprévisible ; la concurrence des plates-formes de jeu chinoises, difficiles d’accès ; et la barrière linguistique du mandarin et du cantonais, indispensables pour toucher les joueurs de l’empire du Milieu.

Heureusement, d’autres marchés émergents présentent des perspectives plus encourageantes. Sans parler de la réalité virtuelle, qui ne suscite plus le même optimisme qu’il y a un an, le jeu en streaming, par exemple, pourrait finir par connaître le décollage qu’on lui promet depuis cinq ans. Plus près de nous, le marché du jeu vidéo physique, sous forme de cartouche ou Blu-Ray, s’avère lui beaucoup moins cannibale. « Il faut savoir qu’aujourd’hui moins de 10 % des gens achètent en dématérialisé sur PlayStation 4  », souligne Francis Ingrand.

Ce n’est pas la première fois que le jeu vidéo vit une période de saturation. En 2008-2009, l’effondrement du marché de la Nintendo DS avait entraîné une période de quatre ans de marasme. En 1982, la production incontrôlée de jeux sur console Atari 2600 avait provoqué le « crash de 1983 », la plus célèbre crise de l’histoire. Les innombrables invendus avaient fini enterrés dans le désert du Nevada. En 2017, ils se contentent pour l’instant de dépérir dans les limbes des boutiques dématérialisées.