LA LISTE DE LA MATINALE

Comme tous les ans, l’ouverture du Festival de Cannes, mercredi 17 mai, provoque, comme par un effet de vases communicants, une sévère pénurie de films en salle. Exceptionnellement, nous ne vous en recommanderons donc qu’un seul, Les Fantômes d’Ismaël, d’Arnaud Desplechin, qui ouvre la manifestation cannoise et sort en même temps sur les écrans. Nous profitons de ce moment de calme pour recommander une nouvelle fois des films toujours à l’affiche, et une rétrospective.

PORTRAIT DE L’ARTISTE EN SCHIZOPHRÈNE. « Les Fantômes d’Ismaël », d’Arnaud Desplechin

LES FANTÔMES D'ISMAËL Bande Annonce (Marion Cotillard, Charlotte Gainsbourg) Cannes 2017

Pour ouvrir la 70e édition du Festival de Cannes, mercredi 17 mai, Thierry Frémaux a choisi de montrer Les Fantômes d’Ismaël dans une version que son auteur, Arnaud Desplechin, qualifie de « française ». D’une durée d’une heure cinquante, c’est celle que le distributeur du film, Le Pacte, présente dans la majorité des salles de l’Hexagone. Une autre existe, plus longue de vingt minutes, que Desplechin nomme « version originale », ou « director’s cut ».

A partir d’un même tronc commun long d’une bonne heure, toutes deux racontent les tourments d’Ismaël, double de l’auteur que vient hanter, alors qu’il travaille au scénario d’un nouveau film, le spectre de son premier amour. Mais alors que la première a la forme aboutie, complexe, sophistiquée, d’un autoportrait du cinéaste en miettes, la seconde laisse l’impression d’une œuvre déséquilibrée, dont la nécessité ne semble pas aussi évidente.

Les Fantômes d’Ismaël commence comme un film d’espionnage. Des diplomates français parlent d’un certain Dedalus. Jeune homme brillant, surgi de nulle part, il a enchaîné les postes dans les régions les plus troubles de la planète, disparaissant et réapparaissant régulièrement, sans crier gare. Serait-il un espion ?

De même qu’Antoine Doinel fusionnait à l’écran les personnalités de Jean-Pierre Léaud et de François Truffaut, Dedalus fut longtemps ce personnage récurrent de l’œuvre de Desplechin incarné par son acteur fétiche, Mathieu Amalric. Dans Trois souvenirs de ma jeunesse, le jeune Quentin Dolmaire en proposait un nouvel avatar, le souvenir que Dedalus, arrivé au seuil de la cinquantaine et toujours interprété par Amalric, gardait de lui-même adolescent.

Il revient ici doté d’un nouveau statut, celui de double fictionnel d’Ismaël, un réalisateur qui a les traits de Mathieu Amalric et dont le nouveau scénario s’inspire de la vie de son frère Ivan, un personnage joué par Louis Garrel.

Ismaël est veuf, depuis qu’il a déclaré la mort de sa femme, Carlotta, disparue il y a vingt ans. Mais la voilà qui refait surface, sous les traits de Marion Cotillard, alors qu’il passe quelques jours avec sa compagne Sylvia (Charlotte Gainsbourg), dans sa maison de la côte atlantique. Son frêle équilibre vacille, et le récit explose, voyant se dédoubler les reflets de ses personnages qui apparaissent pour ce qu’ils sont : des virtualités requalifiables à l’infini.

Dans cet état de confusion, de trop-plein narratif, s’esquisse un commentaire du processus créatif d’Arnaud Desplechin, cinéaste vampirique dont la vision se coule dans des formes empruntées à la vie de ses proches. A défaut de provoquer le vertige, l’obstination toute pénélopienne qu’il met à relancer ses vieux fantômes dans de nouveaux canevas, sidère autant qu’elle impressionne. Isabelle Régnier

« Les Fantômes d’Ismaël », film français d’Arnaud Desplechin avec Mathieu Amalric, Marion Cotillard, Charlotte Gainsbourg (1 h 50 ou 2 h 10).

VOYAGES, VOYAGES. Rétrospective Barbet Schroeder au Centre Pompidou

Teaser | Barbet Schroeder | Cinéma | Centre Pompidou

Si l’on veut trouver un fil conducteur dans le parcours du plus déconcertant des cinéastes issus de la Nouvelle Vague, on le trouvera peut-être dans cette idée du cinéma comme une action qui force son auteur à bouger, à sortir de lui-même.

Du tournage clandestin de More, son premier long-métrage, dans l’Espagne franquiste à celui, tout aussi discret, du Vénérable W., en Birmanie, les films de Barbet Schroeder se lisent comme une série d’aventures et d’épreuves que le cinéaste s’est imposées à lui-même.

En 1972, il mène une équipe dans une région inexplorée de Nouvelle-Guinée pour y tourner La Vallée, une fiction qui sonne, sur une magnifique bande originale de Pink Floyd, le glas des utopies de la décennie précédente. Deux ans plus tard, il est en Ouganda, à la cour d’un dictateur sanguinaire et puéril, à qui il a proposé la confection d’un film à sa gloire.

Décidé à tourner aux Etats-Unis, Barbet Schroeder choisit comme cheval de Troie le moins recommandable des personnages californiens, l’écrivain Charles Bukowski, et doit attendre huit ans pour arriver à ses fins : Barfly, avec Mickey Rourke et Faye Dunaway, qui jouent sur un scénario original de Bukowski, sort en 1987. Alors que Barbet Schroeder semble enfin installé quelque part, à Hollywood, il repart en 2000 à Medellin (Colombie), où il dirige La Vierge des tueurs. Viendront ensuite la fréquentation assidue de l’avocat Jacques Vergès, qui produira L’Avocat de la terreur (2007), et le voyage à Tokyo, dans les studios de la Toho où il dirige une équipe japonaise pour Inju.

A sa façon, lucide, souvent légère, Barbet Schroeder est fasciné par l’addiction, par le passage à l’acte criminel, par les formes extrêmes du désir érotique. Le cinéaste poursuit ces monstres séduisants aussi bien en imagination que dans la réalité.

Dans Le Mystère von Bülow, Jeremy Irons est un monstre de froideur dont on finit par se moquer qu’il ait ou pas empoisonné sa femme – il en est capable, et c’est ce qui le rend fascinant. Dans L’Avocat de la terreur, Jacques Vergès provoque le même type de vertige qui mêle intimement l’admiration et la répulsion.

Charles Bukowski était alcoolique, aussi dépendant à sa drogue d’élection qu’Elric, le joueur qu’incarne Jacques Dutronc dans Tricheurs. Ils sont filmés d’aussi près l’un que l’autre, jusqu’à ce que le plus abstinent des spectateurs hume les vapeurs d’alcool, frissonne à l’approche d’une table de roulette. Thomas Sotinel

Rétrospective Barbet Schroeder. Centre Pompidou, Paris 4e, jusqu’au 11 juin. Coffret « Barbet Schroeder, un regard sur le monde » et DVD « The Charles Bukowski Tapes », Carlotta Editions.

BIENVENUE CHEZ LES ZADISTES. « Problemos », d’Eric Judor

PROBLEMOS Bande Annonce Officielle (Eric Judor - Comédie 2017)

C’est l’été. Une famille de Français moyens quitte l’autoroute des vacances pour faire une halte dans une communauté zadiste. Jeanne, la mère, jeune femme dynamique tendance super bobo (Célia Rosich), a été invitée par son ancien prof de yoga, un des fondateurs du mouvement. Victor (Eric Judor), le père, informaticien de son état, la suit à reculons, tandis que leur fille préadolescente pique crise de nerfs sur crise de nerfs à l’idée qu’il va lui falloir laisser son iPhone à l’entrée du camp, comme l’exige la charte de la zone sans onde.

Tout se compliquera lorsqu’un virus aura décimé alentour l’humanité entière, en s’arrêtant à la porte du camp zadiste.

Réalisé par Eric Judor, coécrit par Noé Debré, scénariste proche de Jacques Audiard et de Blanche Gardin, humoriste passée par le Jamel Comedy Club et familière des milieux militants, Problemos séduit par la manière qu’il a de s’inscrire de plain-pied dans une réalité à la fois médiatisée et polarisante et qui n’avait guère été prise en charge par la fiction jusqu’à présent.

En plongeant une famille soumise aux normes de la société de ­ consommation dans cette communauté de bric et de broc (le vieux hippie écolo, la féministe vindicative, le pseudo-chaman, l’ancien djihadiste…), les auteurs s’offrent un terrain de comédie fertile.

Le folklore altermondialiste (culture capillaire tendance art brut, chants de républicains ­ espagnols massacrés à l’accent français, communication à base de petits moulinets avec les mains…) sert de toile de fond à une série de gags qui visent essentiellement l’esprit de sérieux et le ton sentencieux de la rhétorique militante. Isabelle Régnier

« Problemos », film français d’Eric Judor, avec Eric Judor, Blanche Gardin, Youssef Hajdi (1 h 25).

LA FACE NOIRE DE L’AMÉRIQUE. « I’m not Your Negro », de Raoul Peck

I AM NOT YOUR NEGRO - Bande Annonce

Avec sa voix de hautbois, son regard enfantin, James Baldwin est le héros improbable d’un des plus beaux films de ces derniers mois. Homosexuel, cet écrivain afro-américain né en 1924 et mort en 1987 a vécu en exil en France avant de regagner les Etats-Unis au début des années 1960 alors que le combat pour les droits civiques y faisait rage, et il est l’une des voix les plus importantes de la littérature américaine.

Exhumant un texte inachevé écrit en 1979, moment sombre de la cause noire aux Etats-Unis, à la veille de l’élection de Ronald Reagan, et de l’épidémie de crack, le réalisateur, Raoul Peck, l’acclimate au présent, celui du mouvement Black Lives Matter, qui s’est levé contre la ségrégation par balles pratiquée par les forces de l’ordre aux Etats-Unis, celui aussi des affrontements de Ferguson (Missouri) et des deux mandats d’un président noir auquel a succédé un candidat soutenu par le Ku Klux Klan. Le manuscrit de James Baldwin portait le titre de Notes Toward Remember This House (« notes pour En souvenir de cette demeure »).

A la fois notes d’intention et synopsis, le texte proposait à l’éditeur de l’écrivain un triptyque en hommage à Medgar Evers, Malcolm X et Martin Luther King, assassinés respectivement en 1963, 1965 et 1968, trois dirigeants du mouvement protéiforme qui s’est opposé à la ségrégation et au racisme américains. Il dessine les figures de Medgar Evers (dirigeant étudiant qui a vécu et combattu dans le Mississippi, assassiné devant sa famille par un membre du Klan, ce dernier étant acquitté à deux reprises par des jurys blancs), Malcolm X et Martin Luther King, esquissant les trajectoires convergentes de ces derniers.

Peck exhume des images fortes, exaltantes – la marche sur Washington de 1963 – ou terrifiantes – l’entrée dans un lycée de Charlotte (Caroline du Nord) d’une adolescente bombardée d’insultes racistes par ses condisciples et leurs parents, qu’il monte en outre avec des archives de Baldwin lui-même, qui intervenait beaucoup à la télévision.

Pour l’écrivain comme pour le cinéaste, le racisme n’est pas la seule faille de l’acier américain. Pendant que le premier moque une société sans âme, tout entière tournée vers l’accumulation des richesses matérielles, le second choisit avec un entrain féroce des moments de cinéma tirés de comédies sentimentales des ères Eisenhower et Kennedy.

En même temps que les chiens attaquaient les manifestants noirs qui demandaient à être servis dans les restaurants du Sud, Doris Day et Rock Hudson batifolaient dans des cuisines scintillantes. Thomas Sotinel

« I’m not Your Negro », documentaire français de Raoul Peck (1 h 34).