LES CHOIX DE LA MATINALE

Jay McInerney a eu la bonne idée de poursuivre dans un troisième tome la saga Calloway tandis qu’avec Un fantôme dans la bibliothèque, Maurice Olender livre un paradoxal autoportrait à facettes – à la fois méticuleux et lacunaire, exposé et pudique.

ROMAN. « Les Jours enfuis », de Jay McInerney

Cinquante ans et des poussières… Dans Les Jours enfuis, Corinne et Russell Calloway atteignent tous deux leur cinquième décennie. Elle souffle ses bougies avec sa discrète élégance coutumière, lui a besoin de plus de tapage, d’amis autour de lui, de vin et de bonne chère.

Par bien des aspects, les Calloway, que l’on a découverts dans Trente ans et des poussières, situé en 1987, et retrouvés, bouleversés par le 11-Septembre, dans La Belle Vie (L’Olivier, 1993 et 2007), n’ont pas tant changé que cela. Vieilli, forcément ; gagné en tristesse sinon en sagesse, aussi. Mais ils appartiennent toujours à « l’équipe de l’Art et de l’Amour », celle qui ne tient pas l’argent pour la seule valeur digne d’intérêt, et l’on ne saurait dire que l’époque leur donne raison, tiraillée entre les prix stratosphériques de l’immobilier new-yorkais et la crise économique majeure qui se profile en cette année 2008.

Mais si leur « équipe » a un adversaire, c’est d’abord Luke, ancien amant (richissime) de Corinne, revenu dans sa vie.

Le suspense autour de la pérennité du mariage Calloway n’est cependant pas la cause première du rythme soutenu auquel on dévore Les Jours enfuis. Celui-ci s’explique plus sûrement par la manière dont Jay McInerney saisit la vie intérieure de ses protagonistes, et capte les battements de l’époque, tandis que le mélange de satire (parfois hilarante) et d’émotion donne sa texture si particulière à cet épais roman que l’on ferme à regret. Bonne nouvelle : l’auteur travaille à un quatrième tome de la saga. Raphaëlle Leyris

L’OLIVIER

« Les Jours enfuis » (Bright, Precious Days), de Jay McInerney, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Amfreville, L’Olivier, 496 pages, 22,50 €.

ESSAI. « Un fantôme dans la bibliothèque », de Maurice Olender

Il arrive aux chercheurs de disséminer çà et là des bribes d’autobiographie. Maurice Olender a rassemblé, et ciselé de nouveau, ces éclats dispersés pour constituer un paradoxal autoportrait à facettes – à la fois méticuleux et lacunaire, exposé et pudique.

Un enfant juif né juste après la Shoah refuse d’apprendre à lire. Entouré de trop de disparus, de silences et d’absences, il pressent que les textes ont aussi le pouvoir de tuer. Cette défiance secrète envers signes, traces et archives, il saura la transformer, sans la perdre, au fil d’une vie savante. Elle se métamorphose notamment en souci de tout conserver, en attention philologique aux références, virgules et notes exactes.

Dans les parcours d’une existence de sauvage devenu érudit, citoyen de la République des lettres, vivant parmi livres et manuscrits, le fantôme subsiste. Ce terme évoque la présence invisible des disparus, du passé assassiné, des paroles écrasées. Dans les bibliothèques, il désigne aussi cette plaquette signalant, sur l’étagère, un volume absent.

Rédigés entre 1977 et 2017 et profondément remaniés pour ce volume, ces textes à l’écriture subtile contribuent à une tâche sans fin, à la fois indispensable et multiple : inscrire ce qui manque. Elle suppose de cheminer, en déséquilibre permanent, entre dicible et indicible, mémoire et oubli, parole et silence. Avec pour règle une belle maxime : « S’adonner sans répit aux intransigeances du ludique. » Roger-Pol Droit

SEUIL

« Un fantôme dans la bibliothèque », de Maurice Olender, Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 220 pages, 17 €.

ROMAN. « Le salut viendra de la mer », de Christos Ikonomou

Dans un précédent ouvrage au titre ironique, Ça va aller, tu vas voir (Quidam, 2016), l’écrivain grec Christos Ikonomou peignait les quartiers populaires du Pirée et le désespoir de leurs habitants laminés par la crise économique.

Dans ce qui pourrait quasiment être une suite, voici les mêmes personnages – ou leurs cousins – fuyant l’enfer athénien avec l’espoir de trouver, sur une île des Cyclades, les conditions d’une vie meilleure. Ou du moins d’un nouveau départ… Las, ce sera sans compter avec l’hostilité des îliens. Entre ces derniers (« les rats ») et les Athéniens (« Ceux d’autre part »), une terrible guerre pour la survie s’engage.

Que ces Grecs du continent soient vus comme des « migrants » dans leur propre pays, et que chacun de leur projet paraisse menaçant : voilà ce que conte ce roman construit sur cinq histoires féroces et noires. A faire lire à tous ceux qui pensent que la misère est moins pénible au soleil. Florence Noiville

QUIDAM

« Le salut viendra de la mer » (To kalo tha rthei apo ti thalassa), de Christos Ikonomou, traduit du grec par Michel Volkovitch, Quidam, 190 pages, 20 €.

ESSAI. « Les Allemands », de Norbert Elias

La vie du sociologue Norbert Elias (1897-1990) épouse l’histoire d’un « siècle de fer » qui ne fut pas pour lui qu’un champ d’observation. Ses propres parents ont été, en tant que juifs, victimes de la Shoah, et lui-même n’a dû sa survie qu’à un exil précoce vers l’Angleterre.

Ses textes sur l’Allemagne, rédigés à partir des années 1950 et dans la foulée du procès Eichmann, sont aujourd’hui traduits en français : ils se confrontent au défi qu’a pu représenter, pour l’auteur de la Civilisation des mœurs (1973), la « rebarbarisation » propre à la période nazie. L’ouvrage se révèle indispensable à quiconque s’efforce de la comprendre et compose, malgré l’horreur, un bilan rationnel « de la face la plus sombre de “l’homme civilisé” », bilan établi malgré la sidération que les crimes et la « transformation des standards moraux » nazis impose même aux spécialistes.

Pour être pertinente, l’analyse de l’histoire allemande contemporaine (jusqu’à celle du terrorisme dans les années 1970) doit se concentrer, pense Elias, sur les raisons de l’incroyable intensité atteinte par cette radicalisation dont les causes sont à rechercher dans l’histoire. Nicolas Weill

SEUIL

« Les Allemands. Evolution de l’habitus et luttes de pouvoir aux XIXe et XXe siècles » (Studien über die Deutschen. Machtkämpfe und Habitusentwicklung im 19. und 20. Jahrhundert), de Norbert Elias, traduit de l’allemand par Marc de Launay et Marc Joly, Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 592 pages, 35 €.