ACID

Tant que le cinéma contribuera à saisir l’élan et les métamorphoses de l’existence, comme à contenir des vies entières, il nous restera un instrument pour le moins irremplaçable. Cette tâche précieuse, c’est en quelque sorte celle que remplit la documentariste Marie Dumora, dont l’œuvre s’est donné comme territoire l’est de la France. Depuis près de quinze ans, la réalisatrice filme une même famille de Yéniches alsaciens (les Yéniches sont un peuple semi-nomade du nord de l’Europe), développant ainsi à travers les années et les films une sorte de saga gitane haute en couleur, nourrie par la musicalité des accents et les embardées de ses divers personnages.

Belinda, l’héroïne en titre de ce nouveau film, présenté à l’ACID, est elle aussi issue de cette famille, mais pas uniquement. Elle est sortie, si l’on peut dire, des heures de « rushes » que Marie Dumora a tournées en compagnie de ses différents membres, comme un personnage dont le destin se serait tracé une voie ­secrète à travers les rebuts des films précédents. Une fois repêchées, ces images ont motivé un nouveau tournage, consacré cette fois à la Belinda d’aujourd’hui, pour compléter leur cheminement en pointillé. Belinda se présente donc comme un portrait dans le temps, à travers trois âges successifs de son héroïne – enfance, adolescence, âge adulte –, qui donnent non seulement à la voir grandir, mais aussi à sentir cette chose rare et magnifique qu’on appelle le « devenir » d’une personne.

Le trauma inaugural

A 9 ans, Belinda vit avec sa sœur Sabrina dans un foyer pour enfants, sous l’égide d’un tuteur attentionné. Les deux petites filles turbulentes sont inséparables, mais doivent se dire adieu, car la seconde est transférée dans un autre établissement. A 16 ans, elle aide aux préparatifs pour le ­baptême de son neveu, mais son père, alors emprisonné, ne peut assister à la cérémonie. A 23 ans, elle attend que Thierry, son amoureux, sorte lui aussi de prison, pour l’épouser. Trois fois Belinda : celle dont on dit qu’elle « a bon cœur » et qui veille toujours sur les siens. Trois fois différente et pourtant toujours la même.

Dans l’existence de Belinda, il y a toujours quelqu’un qui manque – que ce soit une sœur, un père, un frère ou un mari

A travers ces trois moments décisifs, qui sont autant de rituels, Marie Dumora cerne amoureusement les constantes et variations du personnage. Dans l’existence de Belinda, il y a toujours quelqu’un qui manque – que ce soit une sœur, un père, un frère ou un mari –, une déchirure dans le tissu du clan, que cette « bonne fille » prend sur elle de raccommoder. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que le film s’ouvre sur une séparation, trauma inaugural qui ne cessera plus par la suite de se rejouer sous différentes ­formes. Belinda passe son temps accrochée au téléphone, à couvrir les distances, à rattraper le temps perdu, à compenser ainsi l’absence de ceux qui « sont tombés ».

Entre le foyer, les appartements surpeuplés, les cours d’immeubles HLM et les cours d’eau, au bord desquels on fait trempette l’été, Belinda grandit, s’étoffe, prend de l’épaisseur. Ses cheveux haut dressés, ses colifichets, ses robes mal ajustées, son verbe combatif, ses clopes grillées en continu (qui donnent une folle envie de fumer) font d’elle une sorte d’icône cabossée et dissipée, à la beauté disputée par ces accidents de parcours qui, avec le temps, se déposent inévitablement sur son visage – un séjour à la case prison, dont elle écope pour un délit follement romanesque. Belinda existe intensément, et c’est à son rayonnement exceptionnel que se réchauffe le regard tendre, réflexif et persévérant de Marie Dumora.

EXTRAIT - BELINDA de Marie Dumora (ACID CANNES 2017 ) - VOSTA

Documentaire français de Marie Dumora (1 h 47). Sortie en salles prochainement. Sur le Web : www.lacid.org/Belinda