« Je travaillais dans la presse auparavant. Les journalistes jeux vidéo, ce sont des fans que les employeurs peuvent mal payer, et pourquoi pas, faire travailler gratuitement », épingle Thierry Platon, vétéran de l’industrie du jeu vidéo et codéveloppeur du récent 2Dark, sur PC. En ce vendredi 12 mai, dans l’amphithéâtre de l’école multimédia d’Angoulême où se tient la dernière journée du Videogame Economics Forum, le parterre de professionnels suit la présentation avec une attention toute particulière : il est question de comprendre comment fonctionne la presse consacrée aux jeux vidéo, afin d’optimiser les chances pour leurs jeux d’être remarqués, appréciés et bien notés.

Sur l’estrade, Etienne Rouzet et Gaël Fouquet, les deux cofondateurs de la société de conseil Aggro Consulting. Ils ont un message fort : « Ce qui caractérise la presse jeux vidéo, c’est la précarité, l’influence et les pressions. » Les deux hommes parlent en connaissance de cause : ils y ont travaillé durant plus de trente ans, au cumul, au magazine Canard PC pour l’un, sur le site Gamekult pour l’autre. Aujourd’hui, ils proposent leurs services pour aider studios et éditeurs à mieux comprendre le fonctionnement d’un journaliste jeux vidéo.

Dans l’industrie, ceux-ci n’ont pas toujours bonne presse. « J’ai entendu dire que si on payait, ils publiaient directement l’article que l’éditeur écrit pour eux », avance un développeur, confondant article de presse et publirédactionnel, bien aidé par une confusion savamment entretenue sur certains sites.

« Pour leur dire de parler de notre jeu, il n’y a qu’à leur montrer qu’un de leurs confrères en a parlé », claironne un autre, sensible aux effets d’entraînement et de mode au sein de la presse. « On a l’impression qu’ils détestent le jeu vidéo français », déplorera un dernier, estimant que les médias ne donnent pas assez de visibilité à la production hexagonale.

Pression des éditeurs de jeux… et des lecteurs

Face à ces jugements, parfois renseignés, parfois moins, les deux anciens journalistes tentent de démystifier. « Le niveau d’influence des éditeurs de jeux tient du fantasme », assure tout d’abord Etienne Rouzet. Les tentatives de séduction, les petites pressions, voire les boycottages des rédactions jugées trop sévères ou indociles par les éditeurs, tout cela existe, mais l’ampleur du phénomène est surestimée selon lui.

Par exemple, il est déjà arrivé que des éditeurs tentent de faire du chantage à la publicité pour obtenir des articles positifs, mais cette stratégie ne porte pas toujours ses fruits. « Les éditeurs sont chiants, mais leur puissance de nuisance est limitée dans une entreprise de presse où les services qui s’occupent de la publicité et la rédaction sont séparés », détaille Gaël Fouquet, qui appartenait à l’une des rédactions les plus regardantes sur le sujet – toutes ne le sont pas.

Suite au 6/10 infligé à « Heavy Rain », Sony France avait boycotté Gamekult en cessant de leur envoyer leurs jeux. | Sony

La pression la plus importante, estime toutefois Etienne Rouzet, c’est en fait celle des lecteurs eux-mêmes. Celle-ci est quotidienne sur Internet et peut prendre la forme de commentaires très remontés, si ce n’est agressifs ou insultants, pour prendre la défense de tel ou tel jeu jugé à leurs yeux trop peu traité ou trop mal noté. « Si vous voulez vous faire connaître de la presse et faire pression sur les journalistes, développez une importante communauté autour de votre jeu », ironise Etienne Rouzet à destination des créateurs.

Les cofondateurs d’Aggro Consulting affirment, en revanche, que pour un développeur, connaître un journaliste et entretenir des rapports cordiaux avec lui ne peut être synonyme de traitement de faveur : si le testeur est consciencieux, estime Gaël Fouquet, il s’interdira d’écrire dessus et le laissera à un collègue. « Certains journalistes demandent à conserver une certaine distance, il faut respecter cela », rebondit dans la salle Julien Villedieu, délégué général du Syndicat national du jeu vidéo (SNJV).

Une précision qui ne va pas toujours de soi dans un petit microcosme où l’ambiance est détendue, le tutoiement généralisé, et les frontières parfois mal définies, comme l’avait révélé en 2012 l’affaire du « DoritosGate ». Partie d’une photographie du journaliste spécialisé canadien Geoff Keighley où apparaissaient des produits commerciaux, comme des Doritos, l’affaire avait levé le voile sur l’indépendance à géométrie variable de la presse spécialisée.

« Le testeur est pressé »

Autre problème structurel soulevé par les deux cofondateurs d’Aggro Consulting : la rémunération des journalistes spécialisés, et surtout le statut problématique des contributeurs extérieurs. « Un testeur de jeu vidéo, c’est par définition un travailleur précaire », souligne Etienne Rouzet, à propos du système de rémunération à la pige, c’est-à-dire à l’article, qui concerne beaucoup d’entre eux.

Ces salariés payés à la commande sont incités par ce système de rémunération à travailler au plus vite pour pouvoir enchaîner les articles et boucler les fins de mois, a fortiori depuis que le prix de la pige a chuté, à partir du milieu des années 2000. En conséquence, ces testeurs peuvent être amenés à ne pas toujours terminer les jeux avant d’écrire dessus, ni à en explorer les subtilités cachées. Quant aux journalistes bénéficiant d’un contrat à plein-temps, s’ils n’ont pas cette pression, ils doivent malgré tout composer avec des délais parfois très courts pour rédiger une critique sur un jeu avant sa sortie en magasin.

Pour un jeu vidéo, il s’agit donc d’être efficace, et vite. Gaël Fouquet estime d’expérience qu’il faut en moyenne une heure et demie pour qu’un testeur se forme un avis quasi définitif sur le titre qu’il teste. Si les rebondissements et les meilleurs passages se situent à la fin, s’il dure plusieurs dizaines d’heures, le journaliste sera susceptible de les rater. Les deux conférenciers déconseillent de suivre l’exemple d’Alien Isolation, dans lequel la créature n’apparaît pour la première fois qu’au bout de cinq heures, et recommandent à l’inverse de s’inspirer du jeu indépendant Splasher, rapide à prendre en main, facile à comprendre, et qui capte immédiatement l’attention du testeur. « La presse est monotâche, le testeur est pressé, aidez-le, essayez de manière simple de décrire votre jeu », conseille l’ancien rédacteur en chef de Gamekult.

Splasher - Trailer

Réactions agacées sur Twitter

Partagé en ligne par Pixels, le contenu de la conférence a vivement fait réagir leurs confrères d’antan, notamment sur la question épineuse du temps de jeu effectif avant d’écrire. « Je me méfie de ce genre de généralités qui ne se basent sur rien. Je finis 90 % des jeux que je teste et je ne pense pas être le seul », s’est par exemple désolidarisé Corentin Benoît-Gonin, qui vient de quitter un poste de rédacteur – à temps plein et non en pige – au Journal du Gamer. « En quatre ans de taf, les jeux que je n’ai pas terminés pour un test se comptent pourtant sur les doigts d’une main. Je dois être une exception », corrobore de son côté Valentin Deveau, alias KaraarajJV sur JeuxVideo.com.

Certains observateurs conviennent toutefois que finir un jeu ne change généralement rien à l’appréciation générale que l’on peut en avoir, comme le rédacteur en chef de Game Side Story. D’autres soulignent par ailleurs la difficulté de la tâche pour certains titres comme les productions de Bethesda (Skyrim, Fallout 4, etc.), dont l’aventure peut durer plus d’une centaine d’heures.