La procureure suédoise Marianne Ny a donné une conférence de presse, vendredi soir. | Maja Suslin / AP

Le bras de fer aura duré presque sept ans. Mais si vendredi 19 mai au matin, l’avocat suédois de Julian Assange a célébré « la victoire » de son client, ils sont peu nombreux, dans le royaume scandinave, à avoir vu la décision du parquet suédois d’abandonner les poursuites contre le fondateur de Wilikeaks, du même œil. La procureure suédoise, Marianne Ny, a d’ailleurs tenu à souligner que l’Australien n’avait pas été innocenté. Mais que la plainte pour viol, dont il faisait l’objet, avait été classée sans suite, parce que l’affaire durait depuis trop longtemps.

Pour la grande majorité des Suédois, M. Assange en est le principal responsable. Il y jouit d’ailleurs d’une bien piètre réputation. Ses manœuvres pour échapper à la justice suédoise y sont pour beaucoup. Au point que certains éditorialistes n’hésitent pas à s’interroger, quand il trouve refuge dans l’Ambassade d’Equateur à Londres : s’il est prêt à passer des années reclus, sur un lit de camp, est-ce finalement parce que Julian Assange aurait quelque chose à se reprocher, contrairement à ce qu’il ne cesse d’affirmer ?

Un record de plaintes de viol

Pour les Suédois, le principal sujet d’irritation concerne les rumeurs et fausses informations, véhiculées par M. Assange et ses soutiens, depuis le début de l’affaire. L’idée, d’abord, qu’il aurait été piégé par les deux plaignantes. Dans un entretien au site AOL News en 2011, son avocat londonien, Mark Stephens, assure que son client n’est « pas recherché pour des allégations de viol », mais pour un autre délit : le « sexe par surprise ».

Les juristes suédois ont beau expliquer qu’il n’existe rien de tel dans le code pénal suédois, l’expression fait le buzz sur la toile. Les deux femmes ne l’ont-elles pas invité chez elles, avant de l’accuser de viols et d’agression sexuelle ? Les soutiens de M. Assange brandissent les statistiques : proportionnellement à sa population, la Suède est le pays au monde où le plus grand nombre de plaintes pour viol est enregistré.

Sur internet, le royaume est rebaptisé « capitale mondiale du viol ». L’expression refait surface en février 2017, quand le président américain, Donald Trump, fustige dans un discours désormais célèbre la déchéance de la société suédoise, causée, selon lui, par l’arrivée massive des réfugiés. Ses partisans ressortent les statistiques.

Encore une fois, les juristes interviennent, pour expliquer que le système de comptage des plaintes explique en partie les chiffres – une plainte pour chaque viol, y compris au sein d’une union, qui a pu durer des années. Autre différence : en Suède, les femmes ont plus tendance à porter plainte qu’ailleurs. Outre l’attitude positive des forces de l’ordre, c’est en partie… le résultat de l’affaire Assange.

À l’automne 2010, un débat a secoué la société suédoise, sur la définition même du viol. Une journaliste écrit une tribune, où elle s’interroge sur cette « zone grise » dans les rapports sexuels : le consentement fait défaut, mais la victime, parce qu’elle a invité l’homme chez elle, le connaît, a peut-être même entrepris le rapport, avant de regretter, ne considère pas l’acte comme une agression ou un viol. Des milliers de Suédois témoignent, hommes et femmes, sous le hashtag #prataomdet (en parler, en suédois). La parole libérée aura pour effet d’augmenter encore un peu plus les statistiques : les victimes portent plainte.

« Les théories de la conspiration »

M. Assange et ses avocats accusent aussi la Suède de faire le jeu des Américains. Peu importe que le royaume ait besoin de l’accord des Britanniques, avant de l’expédier à Washington. Selon eux, Stockholm aurait monté cette affaire de toutes pièces pour le faire venir en Suède, puis l’extrader aux États-Unis. Les deux plaignantes sont régulièrement dépeintes comme des agentes de la CIA, le système judiciaire suédois comme celui d’une « république bananière », contrôlée par Washington.

La décision de la procureure Marianne Ny d’aller interroger Assange à Londres a été critiquée, jugée trop tardive. Mais dans un éditorial, publié en 2014, le grand quotidien Dagens Nyheter, qui fustige « les théories de la conspiration », met les choses au point : « Qu’il soit recherché n’a rien à voir avec les USA ou Wikileaks, mais le fait qu’Assange est accusé par deux femmes de viol et agression sexuelle et pendant quatre ans a empêché la justice d’avancer. »

Vendredi, le quotidien Svenska Dagbladet, constatait : « Peu de cas ont contribué à la construction juridique d’un tel mythe que l’affaire Assange. Mais peut-être que la décision du procureur aujourd’hui peut contribuer à fissurer une partie des théories de la conspiration visant un système judiciaire qui, à tout prix, aurait voulu condamner un diseur de vérité. »