Physique râblé, cheveux gominés, tatouage aux biceps, Yvan s’élance vers son adversaire et lui fait un tacle. Patrick perd la balle en même temps que l’équilibre, avant de se tordre de (fausse) douleur. « On avait dit non aux violences policières ! », plaisante Gaëlle, l’une des cofondatrices du collectif Citoyens et policiers, créé sur les cendres de Nuit debout et des manifestations contre la loi travail, marquées par une montée des tensions entre manifestants et policiers, au printemps 2016.

Après un an de discussions et de rencontres informelles entre policiers et citoyens, les trois fondateurs du collectif ont choisi une action symbolique : l’organisation d’un match de foot entre fonctionnaires et « réfractaires », samedi 13 mai au stade de la Plaine, dans le très cossu 15e arrondissement de Paris.

Sandra, Gaëlle et Fabien (deux citoyennes et un policier) partent d’un diagnostic : le délitement du rapport entre forces de l’ordre et population. Les trois piliers du collectif ambitionnent « modestement » de recréer ce lien et défendent un retour de la police de proximité, supprimé par Nicolas Sarkozy en 2003 – « parce que la police n’est pas là pour organiser des tournois sportifs ». Pour défendre ce modèle de sûreté publique, les organisateurs ont sollicité l’ancien champion du monde 1998, Lilian Thuram, qui a accepté d’enfiler le maillot rouge des « citoyens ».

« Causes perdues »

Alors que les participants arrivent au compte-gouttes pour participer au match censé commencer dans une heure, les organisateurs s’affairent. Distribution de maillots, préparation du goûter, gestion des désistements… « Mes ados m’ont lâché au dernier moment », s’excuse en arrivant Patricia, 51 ans, policière territoriale à Paris, qui n’a pas réussi à convaincre ses deux garçons, « antiflics », de venir taper dans la balle avec ceux qui incarnent « les quelques coups pris pendant la loi travail ».

L’anecdote met en lumière le travail auquel se sont attelés les organisateurs : faire se rencontrer deux mondes qui ont cessé de se parler depuis des années. Au sortir des manifestations contre la loi travail, quand Sandra contacte ses connaissances – « anars, gens d’extrême gauche, nuit-deboutistes » – pour leur parler de son projet, ils répondent sans détour : « Tu aimes vraiment les causes perdues. »

La réponse du côté des policiers qu’elle contacte est peu ou prou la même. « On donne très rarement aux policiers la possibilité de s’exprimer sur leur travail. Nous sommes muselés par l’administration », résume Philippe, CRS qui préfère garder l’anonymat, mais répond autant que possible aux questions posées sur le groupe Facebook privé du collectif Citoyens et policiers, baptisé « auditionne ton flic ».

Peu avant le coup d’envoi du match, il y a plus de volontaires que ce qu’il faut de joueurs pour constituer une équipe de football. « On entend toujours dans les médias que la situation est tendue avec la police. Moi, je suis là parce que je trouve que, dans 95 % des cas, ça se passe bien », témoigne Rudy, jeune cadre dans les assurances, qui rappelle le soutien témoigné aux policiers à la suite des attentats qui ont frappé la France.

Chacun a son lot d’anecdotes sur les contrôles

Si l’avis est partagé par la majorité des participants, d’un côté comme de l’autre, chacun a néanmoins en tête son lot d’anecdotes sur des contrôles délicats, à l’instar de Lilian Thuram :

« J’ai vécu en cité, où tout le monde a un a priori sur la police, qui n’incarne plus l’image d’un corps professionnel au service du citoyen. Moi, je me disais souvent, qu’en raison de ma couleur de peau, je ne devais surtout pas être au mauvais endroit au mauvais moment. »

Frédéric, ancien sapeur-pompier qui accepté de jouer avec le maillot bleu des policiers, se souvient d’un contrôle où il avait été « fouillé avec insistance sans raison ». Plus surprenant, Pierre, ancien proche de la mouvance d’ultragauche, devenu policier dans le renseignement, conserve de mauvais souvenirs de gardes à vue, « où les procédés d’intimidation et d’humiliation étaient légion ».

Les fonctionnaires confient leurs griefs, qu’ils adressent davantage à leur hiérarchie et aux politiques. Philippe évoque pêle-mêle l’indigence des moyens matériels, le manque d’effectifs, la politique du chiffre qui donne lieu à des contrôles systématiques ou encore le système de prime de la hiérarchie qui installe une pression insidieuse sur les équipes de terrain.

« Il faut bien comprendre que ces derniers mois, voire années, nous avons été surmobilisés : attentats, loi travail, état d’urgence, Euro 2016. Les équipes sont à bout. Les policiers n’ont plus le temps de discuter, ils font de l’abattage. »

Lors du match de football entre des citoyens et des policiers, au stade de la Plaine, dans le 15e arrondissement de Paris, le 13 mai 2017. | Cyril Marcilhacy / ITEM

Faire « tomber des murs »

Alors quelle solution ? Ce type d’initiative est vue comme un début. « Par l’intermédiaire du jeu, on fait tomber des murs, on se connaît mieux », commente Lilian Thuram. « J’ai découvert plein de spécialisations différentes au sein de la police », commente un participant. « Tensions, peurs, appréhensions naissent de la méconnaissance. Ce match permet à petite échelle de casser les peurs et les fantasmes », résume Philippe, le CRS, pour qui le policier doit retrouver son rôle initial, « celui de gardien de la paix, donc de protecteur ».

« L’Etat devrait instaurer des politiques de la ville pour que les cités ne soient pas insalubres et que les gens ne soient plus parqués à l’écart. Les jeunes seraient moins remontés », estime Yvan, 36 ans, qui travaille au sein d’une brigade spéciale antidrogue en banlieue parisienne et qui, à la fin du match, a proposé à un membre de l’équipe adverse de se revoir autour d’un verre.

Conscient que le dialogue ne suffira pas, Philippe propose des mesures plus pragmatiques, comme supprimer les primes accordées à la hiérarchie pour redistribuer des moyens aux équipes de terrain. Et surtout, réinstaurer la police de proximité. Lors de la campagne présidentielle, Emmanuel Macron s’est positionné en faveur d’une police « mieux intégrée dans le tissu social des quartiers, mieux à même d’intervenir avec discernement et de traiter les problèmes de proximité ». « Plaider en faveur d’un retour de la police de proximité est une question de bon sens », approuve Lilian Thuram.

Pour Jean-Pierre Havrin, ancien commissaire qui avait impulsé cette police de proximité alors qu’il était conseiller au ministère de l’intérieur sous Jean-Pierre Chevènement, « il faudra juste trouver un autre nom, car maintenant l’opinion publique apparente cela à une police Bisounours ». Présent à ce match, qui s’est soldé par un 3-3, il lance au nouveau président :

« La police de proximité repose sur une volonté de recréer du lien avec la population, en allant à sa rencontre, en désamorçant les tensions par le dialogue. Cette reconquête du territoire demande du temps, plus qu’un mandat, donc il faut du courage pour la mener. »

« Emmanuel Macron a proposé une nouvelle sorte de police de proximité, mais il ne s’agit pas de dépouiller certains services de police pour donner des moyens à la pol prox », prévient Sandra. Le collectif Citoyens et policiers prévoit pour la rentrée parlementaire de septembre de nouvelles actions.