A Lolo, dans l’un des camps de réfugiés centrafricains de l’est du Cameroun, en avril 2017. | REINNIER KAZE/AFP

Les semi-remorques, chargés d’énormes grumes extirpés des forêts centrafricaines, foncent sans ralentir lorsqu’ils longent les abords du camp de réfugiés de Mbilé. Adamou Mamanga, planté sur la terre sèche et nue, observe d’un œil triste passer les précieux chargements qui rejoindront bientôt le grand port de Douala, au Cameroun, puis l’Europe ou la Chine. Réfugié avec son épouse et leurs huit enfants dans l’est du Cameroun depuis 2014, cet homme de 60 ans évoque son passé avec nostalgie. Son présent est morne et oisif. Son futur n’est fait d’aucun projet. Seulement de souhaits sur lesquels il n’a aucune prise. « Nous avons fui les violences des anti-balaka. Nous avons entendu des coups de fusil alors nous sommes partis aussi vite que possible en louant des motos pour rejoindre la frontière du Cameroun, raconte cet ancien commerçant prospère de Carnot, en Centrafrique. Ils ont tout pris, tous nos biens, s’exclame M. Mamanga. J’ai perdu quinze bœufs, dix moutons, sept cabris [la valeur marchande par tête se situe entre 600 euros et 230 euros] et tout mon matériel de travail dans le diamant. Par chance, nous n’avons pas eu de morts. Ici, nous sommes en paix mais nous vivons comme des mendiants. Nous n’avons rien à faire. Rien du tout ! »

Comme lui, 11 000 Centrafricains, tous ou presque issus de la communauté peule, ont trouvé refuge sur le site de Mbilé. Les autorités camerounaises, qui ont accueilli plus de 160 000 réfugiés depuis l’éclatement de la guerre en République centrafricaine (RCA) en 2013, refusent de parler de camps, un terme synonyme d’installation de longue durée : 100 000 Centrafricains arrivés il y a plus de dix ans, lors de précédentes crises, ne sont jamais repartis.

Seulement 16 % des besoins identifiés sont pourvus

Cette situation provisoire à durée indéterminée, Adamou Ibrahim tente de s’en accommoder. Ce jeune trentenaire raconte d’une voix calme l’odyssée qui l’a mené jusqu’à Timangolo, un autre site de réfugiés de l’est du Cameroun. « Trois mois de marche en brousse. » Les proches abattus. « Mon oncle paternel et mon grand frère ont été tués par les anti-balaka à Gaga, dans le centre du pays. » La fortune familiale envolée. « Nous avions trois chantiers d’or et tout notre bétail est mort en route ou de maladie au Cameroun. Nous avons perdu plus de deux cents bœufs. » Les tracasseries des forces de l’ordre. « Les policiers et les gendarmes nous empêchent de voyager. Parfois ils nous arrêtent toute la journée au barrage pour qu’on leur donne 1 000 francs CFA [1,50 euro]. »

Pour subvenir aux besoins de ses deux épouses, de ses trois enfants et de ses deux neveux dont il a hérité la charge, Adamou Ibrahim a ouvert une petite échoppe où ses compagnons d’infortune peuvent s’approvisionner en produits de première nécessité (riz, huile, condiments…) grâce à un système de transfert des fonds d’aide sur téléphone portable instauré en mars par le Programme alimentaire mondial (PAM). « Cette pratique, déjà expérimentée dans d’autres contextes, donne davantage de dignité aux réfugiés en évitant les files d’attente pour les distributions. L’offre correspond plus aux besoins des réfugiés, bénéficie à l’économie locale, car ils peuvent s’approvisionner sur place, et permet aussi de réduire les coûts logistiques », détaille Delphine Buyse de la direction générale de l’aide humanitaire et de la protection civile de la Commission européenne. « Le problème, c’est que l’argent ne suffit pas pour tout le mois », maugrée Mairama Ousmanou qui veille sur ses quatre petits-enfants, orphelins de guerre.

L’Union européenne est le principal bailleur pour la Centrafrique, mais la mobilisation des financements pour ce pays est un problème récurrent. Baseme Kulimushi, le chef du bureau du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) pour l’est du Cameroun résume d’une phrase le problème : « En 2016, nous avions estimé nos besoins à 55 millions de dollars [49 millions d’euros]. A la fin de l’année, nous n’en avons obtenu que 21. » Récemment, Action contre la faim et le Conseil norvégien pour les réfugiés se sont inquiétés du sous-financement des opérations humanitaires pour la RCA qui « ne permettraient de couvrir que 16 % des besoins identifiés ».

Une crise passée au second plan

L’un des malheurs de la Centrafrique est de n’avoir jamais été perçue comme une menace d’envergure, un danger digne d’une grande mobilisation internationale. « En 2014, la réponse humanitaire a tardé au Cameroun alors que les réfugiés arrivaient très mal en point, avec de forts taux de mortalité et des taux de malnutrition aigus. Toutes les grandes organisations avaient fermé leurs bureaux et s’étaient tournées vers des crises plus visibles telles Ebola ou la Syrie. (…) La réponse a été beaucoup plus rapide et sérieuse dans le nord du Cameroun avec les réfugiés fuyant Boko Haram, car c’est un enjeu bien plus important », relate le chercheur Joël Glasman du centre Marc-Bloch à Berlin.

Le chef du village de Gomala, à quelques centaines de mètres du site de réfugiés de Mbilé, se fiche pas mal des grandes questions géopolitiques. « Quand les réfugiés sont arrivés, ils nous ont beaucoup dérangés et leur présence nous dérange encore. Ils se servaient dans nos champs, volaient nos produits vivriers. Ceux qui ont des bœufs détruisent nos cultures. On ne peut même plus mettre un pied à la rivière tant elle est sale. Des fois, il y a même des bagarres et quand on se plaint ils disent qu’après ce qu’ils ont vécu en Centrafrique, ils ne vont pas avoir peur de nous », clame Félix Kendi sous le regard approbateur de ses subordonnés. Et de conclure : « Avant, nous étions 700 personnes à Gomala et maintenant près de 2 000. Nous ne refusons pas les gens au village, mais il faut penser aussi aux autochtones. »

Tous les responsables locaux ne dépeignent pas un tableau aussi sombre alors que la majorité des réfugiés vit au contact des populations locales, dans les villages. L’afflux de population dans cette région la plus déshéritée du Cameroun a permis la création de nouvelles classes d’écoles, le forage de puits qui bénéficient à tous. « En 2012, le département comptait 130 000 habitants. Puis plus de 150 000 personnes sont arrivées. Le premier défi a été de les caser. Il a fallu aussi gérer l’espace vital avec les agriculteurs, car la plupart des réfugiés sont des éleveurs », raconte le préfet Emmanuel Halpha, qui a également accueilli pendant quelques heures à Batouri le plus illustre des réfugiés centrafricains, le président François Bozizé quand celui-ci a été chassé du pouvoir le 24 mars 2013 par la Séléka. Aujourd’hui, tout juste déplore-t-il « des attaques sporadiques de groupes anti-balaka installés de l’autre côté de la frontière qui, lorsqu’ils n’ont plus de nourriture, s’infiltrent pour aller piller des villages ».

Retour des chefs du négoce de diamant

Alors que la région est saisie par la fièvre de l’or dont la recherche attire autant les locaux que les réfugiés, les acteurs humanitaires s’inquiètent principalement de la diminution des aides données par les bailleurs qui rend toutes les populations plus vulnérables.

La crise en Centrafrique : décryptage par l’image
Durée : 05:35

L’esprit de revanche ne semble pourtant pas animer le cœur des déplacés. Alors que deux groupes armés prétendent agir pour la défense des Peuls en Centrafrique, aucun jeune réfugié rencontré dans la région ne dit être tenté par la lutte armée. « Ce sont tous des bandits ! », résume Mahdi Amat. Au contraire, des réseaux inattendus se sont mis en place dans la région. Les anti-balaka qui ont fait main basse sur les sites diamantifères de l’Ouest centrafricain, après avoir chassé les musulmans qui contrôlaient l’essentiel de ce commerce, se sont rapidement trouvés incapables d’écouler les pierres précieuses. Ne maîtrisant pas les rouages de ce négoce, ils ont dû faire appel à ceux-là mêmes qu’ils avaient violemment expulsés. « Quelques chefs de famille peuls, qui étaient dans le commerce du diamant, rentrent discrètement en Centrafrique pour remettre le circuit en route », confie une bonne source sur place.

Pas de quoi cependant provoquer de retour de grande ampleur. L’immense majorité des réfugiés assure qu’ils ne regagneront la Centrafrique que lorsque la sécurité y sera revenue. Après les quelques mois d’accalmie qui avaient suivi, en 2016, l’élection du président Faustin-Archange Touadéra, le pays est de nouveau le théâtre d’affrontements et de massacres.