Mardi 23 mai, Olivier Andriès, président du motoriste aéronautique Safran Aircraft Engines, société du groupe Safran, devait recevoir par huissier un courrier d’un genre nouveau. Adressée par la fédération CGT de la métallurgie, cette lettre ouvre en effet la voie à la toute première « action de groupe » en matière de discrimination au travail, en l’occurrence une discrimination syndicale. Ce type de procédure, qui existe depuis 2014 dans le domaine de la consommation, a été mis en place par la loi du 18 novembre 2016 relative à la modernisation de la justice du XXIe siècle.

Lorsqu’au moins deux personnes s’estiment victimes de discrimination au travail – à l’embauche, pour un stage, dans l’emploi, etc. –, cette loi permet aux syndicats d’introduire en leur nom une action devant le tribunal de grande instance (TGI) pour faire cesser cette situation et obtenir réparation du préjudice subi. Cette phase judiciaire doit toutefois être précédée d’une période de « discussion » de six mois durant laquelle les parties essayent de résoudre elles-mêmes le problème.

La « méthode Clerc »

Dans son courrier, la CGT écrit au président de Safran Aircraft Engines : plusieurs employés « subissent un dommage causé par une même personne, vous ». Il s’agit « des salariés ou anciens salariés de votre entreprise ayant eu une activité syndicale connue (…) sous l’étiquette CGT » et, qui ont, de ce fait, selon le syndicat, subi une discrimination pénalisant leur évolution professionnelle, entraînant un préjudice « passé, actuel, et futur » (pour leur retraite), « financier, professionnel et moral ».

La CGT met en demeure le PDG de « faire cesser la situation de discrimination collective » qui dure depuis de nombreuses années, selon elle, et de « procéder à la réparation intégrale de leurs préjudices ». Sinon, elle engagera une ­« action de groupe ». Les noms de 34 salariés sont cités.

Comment s’établit une discrimination ? A la CGT, la « méthode Clerc » est rodée. François Clerc, chargé des discriminations à la fédération CGT de la métallurgie, l’a conçue au milieu des années 1990, lorsqu’il était un ouvrier discriminé comme ses collègues du syndicat chez Peugeot à Sochaux. Il s’agit de comparer, en regardant les coefficients de qualification et de salaire, la situation du salarié s’estimant discriminé à celle d’employés de la même filière professionnelle, ayant des diplômes équivalents et embauchés au cours des mêmes années. Cette méthode très utilisée, reconnue par la Cour de cassation, permet de remonter jusqu’au moment de l’engagement syndical du salarié pour voir s’il existe un décrochage dans sa carrière à cette étape.

« Un rapport de force favorable »

Au Creusot (Saône-et-Loire), l’un des sites de production de Safran Aircraft Engines, la direction a été condamnée en 2016 à fournir à la CGT les données sur les salariés d’un profil comparable à celui des militants s’estimant discriminés. La méthode Clerc a mis au jour l’ampleur de la discrimination syndicale : « Ce que nous avons démontré au Creusot, nous pensons que c’est valable sur tout Safran ­Aircraft Engines, parce qu’il est régi par le même système, estime M. Clerc. Dans la discussion, nous allons demander à la direction les données des salariés de tous les sites pour faire nos comparaisons. Nous avons un rapport de force ­favorable grâce à l’action de groupe qui peut s’ensuivre. C’est une chance donnée à la négociation. »

Selon Me Emmanuelle Boussard-Verrecchia, qui représente l’un des quatre cabinets d’avocats de la CGT pour cette procédure, « la discrimination syndicale résulte de la quasi-absence de contentieux. Les gens ont peur de saisir le juge, c’est lourd pour eux. L’action de groupe, elle, permet aux victimes d’être protégées par le nombre. » La rémunération de l’avocat, obligatoire devant le TGI, pourrait aussi être dissuasive pour des salariés.

Autre problème : la réparation que le salarié peut obtenir devant le TGI « porte seulement sur des faits postérieurs à la mise en demeure de l’employeur », souligne Me Slim Ben Achour, autre avocat de la CGT. Pour les années précédentes, les salariés devront donc saisir les conseils de prud’hommes. C’est l’une des faiblesses du dispositif : pendant l’élaboration de la loi, « le patronat a tout fait pour enterrer l’action de groupe, dénonce Sophie Binet, dirigeante confédérale CGT, en charge de l’égalité femmes-hommes. La loi est le résultat d’un compromis. »