Les sites de jeux d’argent en ligne ont trouvé une fiscalité légère et des contrôles peu poussés à Malte. | Fatih Cicek / Le Monde

En quelques années, c’est devenu la capitale européenne du jeu en ligne. Perdue au sud de la Sicile, Malte, grâce à sa fiscalité attrayante, accueille sur son petit territoire les principaux sites de jeu du monde entier. A tel point que le secteur représente désormais 12 % du PIB et 6 150 emplois directs, selon l’autorité des jeux maltaise (la Malta Gaming Authority, MGA). Sur son site, celle-ci vante une régulation « stable et attractive », qui a permis au secteur de « prospérer » depuis l’adhésion de Malte à l’Union européenne, en 2004. Des quartiers entiers ont surgi près de La Valette grâce au dynamisme du secteur, qui attire des travailleurs de toute l’Europe, pour faire fonctionner des sites actifs sur toute la planète.

« A Malte, ce sont les cabinets de consultants qui tiennent le secteur »

Mais selon un ancien cadre de l’autorité des jeux, rencontré par Le Monde, ce dynamisme cacherait des pratiques pour le moins douteuses de la MGA, alors que ce business concentre des risques élevés de blanchiment d’argent. « J’étais le seul inspecteur pour les 250 opérateurs de jeux en ligne », assure notamment Valery Atanasov, qui était le directeur informatique de l’autorité, jusqu’à son licenciement en 2015 pour avoir, selon lui, dénoncé plusieurs manquements graves de sécurité. Citoyen bulgare, arrivé sur l’île en 2002, il a été recruté par l’autorité en 2008. Il a alors découvert qu’« à Malte, ce sont les cabinets de consultants qui tiennent le secteur et font peur à l’autorité des jeux ».

Scellés de contrôle brisés

Désormais employé par une entreprise privée, il est toujours en procès pour licenciement abusif contre la MGA. Après avoir tenté – sans succès – de faire réagir la MGA, avoir contacté la police, le premier ministre maltais, les autorités de lutte contre le blanchiment, cet ingénieur en informatique assure ne plus avoir eu d’autre solution que de contacter la presse.

M. Atanasov était notamment chargé de contrôler les centres de données des opérateurs de jeu en ligne. Dans ce cadre, il devait régulièrement vérifier les scellés posés sur les serveurs par l’autorité de contrôle avant de donner les licences. Or, selon lui, il est arrivé plusieurs fois qu’il découvre des serveurs fonctionnant sans scellés ou avec des scellés cassés.

M. Atanasov a tiré la sonnette d’alarme à au moins dix reprises

« Les scellés sont posés par l’autorité et ne doivent pas être retirés. Sinon, c’est impossible de surveiller les transactions », assure M. Atanasov, qui évoque des possibilités d’arnaques de joueurs ou d’usage des serveurs à des fins de blanchiment d’argent. Le Bulgare n’a pas de preuves de tels actes, mais dispose de nombreux e-mails et photos prouvant qu’il a tiré la sonnette d’alarme à au moins dix reprises, notamment pour le géant du pari en ligne Bettson qui aurait opéré pendant quatre ans sans enregistrement de ses serveurs. Contacté par Le Monde, Bettson n’a pas contesté ce fait, mais a affirmé que la société avait toujours respecté les régulations maltaises.

« Ce ne sont pas des stickers qui assurent la sécurité, il y a différents types de contrôle et il n’y a jamais eu de risque de blanchiment d’argent », justifie Pia Rosin, vice-présidente chargée de la communication. « Le fait que ces manquements ont été rendus possibles et maintenus malgré les alertes indique clairement que quelque chose se passait derrière les portes », prétend pourtant M. Atanasov.

Enquête pour blanchiment d’argent

Les soupçons d’opération de blanchiment sous couvert de jeux en ligne ne sont pas nouveaux à Malte. En juillet 2015, la police italienne a mené une vaste opération contre les réseaux de blanchiment d’argent de la ’Ndrangheta, la mafia calabraise, qui passaient par l’île. Six Italiens ont été arrêtés à Malte, et six licences d’opérateurs de jeu en ligne ont été retirées dans la foulée par l’autorité de surveillance maltaise.

Cette opération avait jeté un premier doute sur l’efficacité de la régulation maltaise. « Les investigations sont toujours en cours et aucune conclusion ne peut être tirée à ce stade », proteste cependant le directeur de l’autorité, Joseph Cuschieri, contacté par e-mail. Il écarte aussi les accusations proférées par M. Atanasov :

« Toutes les compagnies opérant à Malte subissent un contrôle légal et technique rigoureux. Le scellement est une pratique dépassée et nous employons plusieurs autres techniques », ajoute-t-il, évoquant des « extractions de données » ou « la surveillance de trafic ». (...) « Notre ex-employé essaye d’abîmer la réputation de l’autorité pour des raisons de vengeance personnelle. »

Valery Atanasov assure pourtant le contraire :

« A Malte, il n’y a pas un seul contrôle à distance. Il y avait un système qu’on appelait NASA pour rigoler. On l’allumait juste quand les politiques ou des représentants européens venaient en visite pour leur faire croire qu’on avait des contrôlés, sinon il ne servait jamais. »

Contacté par Le Monde, l’ancien directeur de l’autorité, Mario Galea, qui a démissionné de son poste en 2013 après quelques mois seulement, confirme le sérieux de M. Atanasov. « Il avait des idéaux justes », dit-il, en expliquant lui-même avoir préféré quitter son poste parce qu’il « n’était pas prêt à diminuer ses standards » éthiques :

« Le contexte international est devenu nettement plus concurrentiel. Or le jeu est une industrie importante pour Malte et il a fallu équilibrer entre les critères économiques et les restrictions de régulation. On m’a demandé de faire des concessions et ce n’était pas ma façon de travailler. »
Contrôle « non intrusif » et « non pesant »

Sur son site, l’autorité vante elle-même son contrôle « non intrusif » et « non pesant » pour attirer les opérateurs. M. Galea estime cependant que les contrôles se seraient renforcés « depuis deux ans ».

Quatre opérateurs basés à Malte sont aussi actuellement actifs en France (Betclic, Pokerstar, Unibet et Zeturf). Ils bénéficient d’une licence de l’Autorité française de régulation des jeux en ligne (Arjel), mise en place en 2010 justement pour réguler un marché sensible. Celle-ci soutient qu’elle a ses propres processus de contrôle, qui permettent normalement de contourner toute éventuelle lacune des autorités maltaises.

« Même si les serveurs sont à l’étranger, les opérateurs ont l’obligation d’avoir des coffres en France et de faire transiter toutes leurs données par l’Arjel », assure Clément Martin-Saint-Léon, directeur des marchés et de la prospective. Lui aussi suggère toutefois que « si Malte avait le même système de régulation, ils auraient probablement moins d’opérateurs installés chez eux ». Les opérateurs présents en France se sont longtemps plaints des contrôles tatillons français. En rappelant notamment qu’il est techniquement relativement facile de les contourner si un internaute veut jouer sur des sites dépourvus de licence de l’Arjel.