LES CHOIX DE LA MATINALE

L’« événement » de cette semaine s’appelle Vernon Subutex 3, le dernier tome tant attendu de la formidable saga de Virgine Despentes. Mais vous prendrez aussi beaucoup de plaisir à découvrir l’étonnante histoire de Torcello écrite par Elisabeth Crouzet-Pavan, le récit de l’américain Richard Ford consacré à ses parents, et la « joueuse de mots » Clémentine Mélois qui publie l’étonnant et jubilatoire Sinon j’oublie.

ROMAN. « Vernon Subutex 3 », de Virginie Despentes

Enfin, voici le troisième et dernier tome de la saga Vernon Subutex, signée Virginie Despentes, qui vient mettre un point à l’une des expériences littéraires les plus intéressantes et addictives du moment.

Résumé des épisodes précédents (garanti sans « spoiler ») : dans le premier, l’ancien disquaire Vernon Subutex, ne pouvant plus payer son loyer, faisait le tour de ses connaissances pour trouver un canapé où dormir ; on rencontrait ainsi une succession de personnages perclus de solitude et de colère, et Vernon finissait SDF.

Dans le deuxième tome, tous ces individus se mettaient à former, autour de Vernon et de ses dons de DJ, une espèce de communauté. Des mois ont passé, les amis ont élaboré une sorte de douce utopie, à base de soirées dansantes nommées « convergences », tenues dans des lieux désaffectés. Mais l’harmonie est menacée par la perspective d’un héritage soudain – et tout se passe comme si le monde se désagrégeait en même temps que le groupe, à mesure que se multiplient les attentats – Charlie Hebdo, 13-Novembre, Orlando, Nice…

Ce roman sur la brutalité de l’époque porte le deuil d’une certaine innocence, autant que celui de David Bowie, de Prince et de Leonard Cohen. En dépit de sa noirceur, ce livre qui parle si puissamment de la haine et du ressentiment, se révèle aussi un somptueux hymne à l’amitié. Raphaëlle Leyris

GRASSET

« Vernon Subutex 3 », de Virginie Despentes, Grasset, 400 pages, 19,90 €.

HISTOIRE. « La Mort lente de Torcello. Histoire d’une cité disparue », d’Elisabeth Crouzet-Pavan

A l’origine, des îlots qui ont offert un refuge fondateur aux populations en proie aux invasions, au moment où l’Empire romain disparaît, au VIe siècle. Puis la construction d’une centralité épiscopale et commerciale autour du Rialto, renforcée par l’arrivée, au IXe siècle, des reliques de saint Marc. Enfin, le rayonnement, dans toute la Méditerranée et sur la « Terre ferme », d’une cité miraculeuse prédestinée à la domination.

Le triomphe de Venise, tel qu’il se raconte dès le Moyen Age, plonge en réalité dans l’ombre toute la lagune, qui semble n’être là que pour servir de « contado [arrière-pays] aquatique » à la ville. Elisabeth Crouzet-Pavan, en choisissant de décaler le regard sur Venise depuis Torcello, raconte une autre histoire. Celle d’une romanisation précoce de certaines îles, puis de la construction de communautés prospères dont témoigne l’archéologie. Celle, surtout, de chroniques anciennes qui donnaient toute sa place à Torcello, correspondant à son importance démographique et économique au haut Moyen Age.

Elle retrace ensuite les réécritures successives, au cours des siècles, de récits qui effacent Torcello de l’imaginaire lagunaire, devenue une impossible rivale de Venise.

A cette éviction symbolique correspond, peu à peu, une domination politique et économique toujours plus ferme. Les institutions sont contrôlées par Venise, tandis que la pêche et l’agriculture sont entièrement orientées vers les besoins de la ville. Au XVIe siècle, menacé par la montée des eaux et de l’oubli, Torcello n’est plus que le fantôme qui hante les nuits de la fête vénitienne. Etienne Anheim

ALBIN MICHEL

« La Mort lente de Torcello. Histoire d’une cité disparue », d’Elisabeth Crouzet-Pavan, Albin Michel, « Bibliothèque de l’évolution de l’humanité », 496 pages, 15,90 €.

RÉCIT. « Entre eux », de Richard Ford

Que savons-nous vraiment de l’existence de nos parents ? Et que reste-t-il de leurs vies lorsqu’ils ont disparu ? A ces deux questions aussi simples que vertigineuses, la réponse de Richard Ford est à chaque fois la même : rien, ou presque. Ce qui ne dispense pas l’écrivain de s’emparer de ces riens pour en faire quelque chose. En l’occurrence, deux sépultures d’encre et de mots. Deux textes en miroir qui s’interrogent et se répondent.

Le père d’abord. Ce Parker Ford, représentant de commerce, Richard Ford admet qu’il s’en souvient « au loin ». Il avait 16 ans quand l’homme est mort, dans ses bras, alors qu’il tentait de le réanimer après une crise cardiaque. Et puis il y a la mère, Edna Akin, qui pose, en 1928, avec rang de perles et cheveux crantés - on retrouve ici le livre paru à L’Olivier sous le titre Ma mère (1994).

« Entre eux », au fil des pages et des photos, se précise la figure d’un fils unique que l’on voit naître et grandir jusqu’à devenir écrivain. Un émouvant témoignage qui parvient à donner du relief à deux vies ordinaires. Absolument « non héroïques ». Tout en rendant palpable le sentiment du vide. L’absence « qui nous encercle et nous infiltre ». Florence Noiville

L'OLIVIER

« Entre eux » (Between Them. Remembering My Parents), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 176 pages, 19,50 €.

FICTIONS. « Sinon j’oublie », de Clémentine Mélois

Insolite, poétique et jubilatoire. Sinon j’oublie fait partie de ces plaisirs de lecture immédiats et addictifs. L’idée de départ paraît triviale – compiler des listes de courses griffonnées sur des morceaux de papier –, mais son prolongement littéraire, élaboré sous la contrainte dite de la « polygraphie du cavalier », chère à Georges Perec, est au contraire plutôt sophistiqué. Il séduit tout autant que le décryptage de ces témoignages du quotidien qui dévoilent les besoins, manies et goûts d’une centaine d’inconnus.

Chaque liste est en effet accompagnée d’un récit qui donne à voir un épisode fictif de la vie de son propriétaire supposé. Des récits qui se révèlent tour à tour drôles et émouvants, dressant le portrait de personnages issus de toutes les catégories sociales, jeunes, vieux, hommes, femmes, riches, pauvres, qui finissent par prendre l’allure d’un échantillon foutraque de la population française.

La combinaison de ces fragments de vie et de ces textes de fiction forme une sorte de littérature de l’anodin, réconfortante et évocatrice comme les vieilles boîtes de photos familiales que l’on ouvre les jours de pluie. Virginia Bart

GRASSET

« Sinon j’oublie », de Clémentine Mélois, Grasset, 230 pages, 16 €.