Longtemps les luthiers de contrebasse ont eu pour principal prédateur les fabricants de boîtes de camembert. Et voilà comment ont disparu des forêts d’épicéas, avant que les architectes ne s’en mêlent. C’est un fait peu connu. Pour le tout neuf auditorium de la Seine musicale, pour sa coque qu’enveloppe un nid d’épicéa, l’excellent Shigeru Ban a fait main basse sur des bois blonds dont on dirait que, dernière varlope passée, ils continuent de fleurer le copeau et la colle. Car, c’est un fait, l’auditorium sent bon. En face, à une portée de canne à pêche, Boulogne… Boulogne qui ne risque plus d’être désespérée par Billancourt, Boulogne avec ses petites résidences chics, et formatage idéologique ad hoc fourni en kit par Ikea, pour cadres, cadresses et cadrillons.

Après le Prince des poètes à l’harmo faiblichon, Bob Dylan, il faut du lourd, et du lourd, en « jazz », cela se fait rare ou alors on verse carrément dans l’industrie agro-alimentaire de la musique : c’est donc au tour, le 22 mai, de Ponty (violon historique), Biréli Lagrène (guitare homérique) et Kyle Eastwood (fils de…) de défrayer l’épicéa pour un public qui n’a eu visiblement que la passerelle à traverser pour venir en voisin.

L’auditorium en tenue de gala

L’auditorium de « la Seine Musicale » s’est mis en tenue de gala : allure, courbes, senteurs, ronds de phrase de présentateur dans le style Music-hall de Moulinsart, on s’y sent bien, un peu loin, certes, mais bien… Un peu loin ? De quoi ? D’un peu tout… Du monde tel qu’il va, de la « forteresse ouvrière » (l’île Séguin de la Régie Renault) qui faisait le gros temps, de toute cette Préhistoire qui, depuis Néandertal, a précédé Emmanuel Macron.

Soyons juste : Kyle Eastwood pourrait s’appeler Jeannot Scorsese et jouer du triangle à poil sur un lama, on le remarquerait aussi. Mais Kyle Eastwood a du talent. Style rond, vrombissant, bobine d’ange étasunien bien nourri, sportif et macrobiotique, il assure sans fléchir sa partie dans ce genre de trio de luxe qui ne pardonne pas. D’autant qu’on ne lui a pas laissé le rôle facile. Prenant la place de Stanley Clarke – le géant rassurant à la basse de Formule 1, pas une fausse note, mais guère de musique, non plus, depuis son premier éblouissant School Days (1976) –, Kyle Eastwood sert de paratonnerre aux critiques jupitériens qui se font une joie de le dégommer avant examen. Oiseaux de mauvais augure, regagnez vos nids d’épicéa … Kyle (Eastwood) tient son rang.

Anderson Ponty Band "Owner Of A Lonely Heart" Live from the album "Better Late Than Never"

Le concert commence avec Blue Train (Coltrane), et le temps d’accrocher tous les wagons et trouver sa juste vitesse, il atteint avec aisance le régime propre à déchaîner les chevaux. Le répertoire ? Aussi finement tricoté qu’un gouvernement d’Edouard Philippe : quelques pivots incontestables (How Insensitive, de Jobim, Mercy, de Zawinul, et Oleo, de Rollins au rappel) ; entre, le saupoudrage au trébuchet de compos des membres du trio : trois Ponty, trois Lagrène, encadrant deux chansons dues à Kyle Eastwood, une curieuse Samba de Paris au rythme aussi carte postale que l’image de son Andalucía… L’important n’est pas là : la construction, parfois décidée au dernier instant, aux vues et aux sues d’un auditoire placé tout autour de la scène – plus amphithéâtre de médecine qu’arène –, avec des corps sages comme des images, distribuant poliment, puis chaleureusement, et pour finir, avec enthousiasme, ses salves d’applaudissement.

Une idée de l’improvisation

Quelqu’un qui voudrait se faire une idée de l’improvisation, de l’éblouissante technique de trois artistes ensemble, des variantes (répertoire, chorus, construction, bonheurs d’un soir, miracles ou alors, concert qui ne démarre pas, nul ne saura jamais pourquoi), devrait suivre le trio de l’été soir par soir. Jean-Luc Ponty (Avranches, 1942), silhouette et cheveux adolescents, reste ce violoniste à l’archet inimitable qui a connu la brillante carrière internationale que l’on sait. Biréli (Soufflenheim, 1966) est le guitariste et compositeur le plus libre (question de tête) depuis Django. Kyle Eastwood (Los Angeles, 1968) fait mieux que d’occuper un strapontin éjectable. Suivre par exemple comment la musique, simplement exécutée dans les trois ou quatre premiers thèmes, pour procéder aux réglages – son, écoute, retours, forme du trio –, s’empare de la scène et des corps.

Un jour, ces allées froides de l’auditorium, ces hauteurs sous plafond très hautes, seront couvertes de végétation participative, et, au train où vont les choses, bien que Nicolas Hulot soit debout sur les freins, d’une forêt d’épicéas géants que peupleront en bramant à la lune, des fauves hagards et des serpents longs comme un jour sans hamburger. Dans leurs cavernes, les derniers rescapés mettront au point des cornets acoustiques à remonter le temps. Ils entendront comme aujourd’hui on compresse, un trio à quatorze ou quinze cordes (Ponty joue parfois d’un violon à cinq cordes) ; en creusant un peu, une voix de Nobel tardif, et encore un peu plus loin, l’extraordinaire symphonie pour emboutisseurs, hurlements, harangues syndicales, et un peu comique, voix de philosophe sur un tonneau : les échos fantastiques d’une usine d’automobiles.

En tournée : le 8 juillet à Fontainebleau (Seine-et-Marne), le 9 à Vienne (Isère), le 16 à Juan-les-Pins (Alpes-Maritimes), le 19 à Sète (Hérault), le 22 à Saint-Emilion (Gironde)...