A Kwilu-Ngongo, dans l’ouest de la République démocratique du Congo (RDC), les événements et les voyageurs sont rares. Les habitants n’ont rien à montrer ni à vendre, leurs voitures sont des ruines où ils étendent du linge ; quelques-uns possèdent des chaises en plastique devant leur maison en terre.

Il a fallu que la route nationale 1 (RN1) soit bloquée dans les deux sens pour que ce village juché sur une colline voie un peu de monde. Depuis plusieurs jours, Kwilu-Ngongo est un parking géant où s’échouent voitures, minibus et autocars. Les camions porte-conteneurs, trop gros, stationnent plus loin. Un chauffeur a abandonné sa cargaison de poisson, qui commence à sentir ; d’autres, craignant les amendes, ont dévissé leur plaque d’immatriculation. Devant leur maison, des paysannes bloquent le passage avec des branches et rançonnent les naufragés de la route congolaise.

« Le commerce ne survivra pas »

Ce gigantesque embouteillage de brousse est né d’une fissure, le 18 mai, à travers la seule route asphaltée qui traverse la province du Kongo-Central, à l’ouest de Kinshasa. La nationale à deux voies est vitale pour le pays tout entier : elle va de la frontière angolaise aux ports fluviaux de Boma et Matadi, puis jusqu’à la capitale. D’un côté le Congo où on achète les produits maraîchers et manufacturés à bas prix ; de l’autre celui où on les revend le double. « Si la circulation est interrompue, le commerce ne survivra pas. Alors mieux vaut tenter de passer », dit un major de l’armée de passage à Kwilu-Ngongo.

Rénovée il y a quelques années, la RN1 avait pourtant meilleure réputation que les autres routes de RDC, rares, vétustes et non reliées entre elles. C’était oublier l’effet des pluies, de l’érosion, de la surcharge du trafic et du mauvais entretien. « La faute aux Chinois », répètent les naufragés : au Kongo-Central, leurs entreprises ont obtenu les nombreux marchés de construction et de réfection. « Ils font des routes, mais qui tiennent jusqu’à quand ? » demande un homme qui retourne à son village. Une jeune fille s’énerve contre un passager asiatique : « Vous les Chinois, qu’est-ce que vous faites au Congo ? Pourquoi vous nous faites souffrir ? »

Près du trou, une file interminable de véhicules est plantée au soleil. Des grands-mères et des enfants épuisés patientent depuis trois jours, avec la chaleur à midi et les moustiques au crépuscule. Des femmes du coin vendent des patates douces, les enfants des bouteilles d’eau tiède. Selon la rumeur, des féticheurs auraient organisé l’embouteillage pour que Kwilu-Ngongo fasse des affaires.

« Je n’ai jamais vu un tel scandale »

Les véhicules allant à Kinshasa tanguent sous le poids du manioc, du charbon, du savon, de chaises… Kennedy, un jeune commerçant de Kinshasa, dort depuis deux jours sous une remorque. Il veut gagner Lufu, le poste frontière avec l’Angola. Comme ce couple qui dort dans un minibus au toit chargé de bidons à remplir d’essence : « Là-bas, c’est 23 dollars les 25 litres ! »

Derrière ses Ray-Ban en toc perlées de sueur, un commandant de police court d’un bout à l’autre de l’embouteillage. Il est le seul représentant de l’Etat sur place. Des voyageurs glissent « un petit rien » dans sa main pour passer les premiers. Ils rejoignent une déviation creusée à travers les broussailles. Un ouvrier asiatique perce le chemin à bord d’une pelleteuse. La foule regarde le spectacle en rond et en silence.

L’espoir d’avancer est vite douché : les véhicules s’embourbent dans la déviation. « Nous avons creusé toute la journée, il n’y a personne pour nous aider », se désole un garçon aux habits couverts de boue. Des policiers passent voir, repartent. Le garçon aiguille les véhicules aux cris de « Yaka ! » (« Vas-y ! ») et « Zela ! » (« Arrête ! »). « Vous voyez, la population se prend en charge toute seule, dit un autre. Mais quand elle le fait pendant des manifestations, on lui tire dessus. »

Après des exploits d’agilité, les naufragés avancent mètre après mètre, vite remplacés par de nouveaux passagers venus des deux côtés. A l’intérieur d’un break vert, un chef coutumier qui revient sur ses terres enchaîne les cigarettes Ambassade. Il aura mis quatorze heures pour faire les 330 km qui séparent Kinshasa de Matadi. Ici ou là-bas, personne ne semble au courant. « J’ai 78 ans et je n’ai jamais vu un tel scandale à cause d’une simple route, dit-il. Voici mon pays… »