Luisa Ortega montre une grenade lacrymogène lors d’une conférence de presse, à Caracas, le 24 mai. | FEDERICO PARRA / AFP

Les divergences entre la procureure générale de la République, Luisa Ortega, et le gouvernement du président vénézuélien, Nicolas Maduro, ont débouché sur un conflit ouvert. Lors d’une conférence de presse boycottée par les médias officiels, mercredi 24 mai, Mme Ortega a condamné l’usage excessif de la force contre les manifestants d’opposition. Elle a attribué la vague de protestations, depuis début avril, au « mécontentement provoqué par la situation sociale et les pénuries », alors que M. Maduro dénonce un « putsch » pour le renverser. La procureure a également appelé « les acteurs politiques » à modérer leur discours et à « ne pas rejeter l’autre, pour éviter l’escalade de la violence ». Des déclarations qui ont été vertement critiquées par plusieurs ministres et figures du régime.

Pendant la conférence de presse, Mme Ortega a exposé les conclusions du parquet sur la mort de l’étudiant Juan Pablo Pernalete, à Caracas, le 26 avril. L’enquête montre qu’il a été tué par l’impact d’une grenade lacrymogène en pleine poitrine. Les expertises scientifiques et les témoignages recueillis ont permis d’identifier l’unité de la garde nationale qui en est responsable. « Les fonctionnaires de sécurité doivent agir conformément aux normes en vigueur, a rappelé la procureure, tenant une grenade lacrymogène à la main. Les normes nationales et internationales interdisent de tirer une grenade lacrymogène directement sur la personne. Un tel tir est mortel. »

Le capitaine Diosdado Cabello, personnage du premier cercle de pouvoir, avait assuré, lui, que la garde nationale ne se trouvait pas sur place et que l’étudiant avait été assassiné par ses propres camarades. Jeudi, un communiqué du ministère de la défense niait toute responsabilité de la garde nationale dans la mort de Juan Pablo Pernalete.

Accusation « tendancieuse »

Mercredi, le général Nestor Reverol, ministre de l’intérieur, a convoqué à son tour une conférence de presse, au cours de laquelle il a accusé « le ministère public de ne pas assurer l’application correcte de la justice ». « L’inaction » des procureurs susciterait « un climat d’impunité », a ajouté ce gradé de la garde nationale.

Luisa Ortega juge « tendancieuse » cette accusation d’impunité : la libération de personnes arrêtées illégalement est un « triomphe » de l’Etat de droit, assure-t-elle. Faute de preuves, le parquet a en effet refusé d’inculper des manifestants appréhendés par la police ou la garde nationale. « Il est alarmant qu’au Venezuela, on puisse qualifier d’impunité le respect des droits de l’homme, tel que le droit d’être jugés par des tribunaux civils », a-t-elle affirmé.

Car le pouvoir recourt à la justice militaire pour contourner sa mésentente avec le parquet. Or, déférer des civils devant des tribunaux militaires est contraire à la Constitution et aux normes internationales, comme l’a rappelé l’ONG Human Rights Watch.

Selon le ministère public, on déplore 55 morts au cours des manifestations depuis le 6 avril, dont trois militaires ou policiers. Sur le millier de blessés enregistrés, 771 sont des civils et 229 appartiennent aux forces de sécurité. Plus de la moitié des blessés l’ont été par des agents de l’Etat. A la suite des événements, 2 664 personnes ont été accusées de violences, pillages ou homicide ; 284 restent détenues.

Groupes paramilitaires

Luisa Ortega a également annoncé l’ouverture de seize investigations contre les groupes civils armés en marge de la loi. Il s’agit des « collectifs » qui se réclament de l’ancien président Hugo Chavez (1999-2013). Ces groupes paramilitaires, souvent motorisés, contrôlent les quartiers populaires et attaquent les mécontents ou opposants lors de manifestations avec des armes à feu. « Des groupes armés ne doivent pas attaquer des manifestations pacifiques », a déclaré la magistrate, qui a critiqué la manipulation de vidéos par la propagande, ainsi que la diffusion d’hypothèses non avérées sur les victimes.

Mme Ortega a été la première, au sein du pouvoir chaviste, à s’en démarquer. Fin mars, sa prise de position avait obligé la Cour suprême, qui prétendait s’arroger les compétences de l’Assemblée nationale contrôlée par l’opposition, à rétropédaler. Face à l’essor des protestations de la rue, la magistrate a appelé les autorités à respecter le droit à manifester pacifiquement.

Le 17 mai, dans une lettre diffusée par la presse, la procureure a exprimé son désaccord avec la convocation d’une Assemblée constituante par M. Maduro, car cette initiative « aggraverait la crise » au lieu de « susciter un climat de paix ». Pour Colette Capriles, politologue à l’université Simon-Bolivar de Caracas, « Luisa Ortega incarne un chavisme institutionnel, une gauche morale et saine fidèle à la mémoire d’Hugo Chavez mais opposée à la dérive autoritaire et à la corruption ».