Je ne serais pas arrivée là si…

Si trois femmes magnifiques, en Guadeloupe, n’avaient influencé ma vie : Esther, ma grand-mère, Marie-Eva, ma mère et Pascale, ma sœur aînée. Pascale n’a que trois ans de plus que moi, mais c’est un peu mon mentor. Sa détermination et son franc-parler m’ont toujours fascinée. Elle voyait tout en grand, ignorait obstacles et difficultés, hyper-féminine – alors que j’étais garçon manqué – avec une âme de globe-trotter. Tout lui semblait possible. L’Amérique et la Caraïbe anglo-saxonne l’attiraient. Elle a d’ailleurs tout de suite parlé anglais.

Et quand son école a fait un échange de quinze jours avec les Etats-Unis, elle est rentrée à la maison en disant à ma mère : « je vais vivre là-bas », alors qu’à 18 ans, tous les jeunes allaient en métropole. Deux semaines plus tard, elle était partie ! Elle vit là-bas depuis 34 ans, travaille dans la finance et a trois beaux enfants. Nous sommes fusionnelles.

Et votre mère ?

Une poigne de fer dans un gant de velours. Un courage, une vivacité, une énergie ! Elle a renoncé à enseigner à l’université pour redescendre à la base : l’école primaire. « C’est là que ça se passe », disait-elle. Du coup, atypique et transgressive, elle a demandé à garder ses élèves pendant deux années, CM1 et CM2.

Et ses quatre enfants sont passés par sa classe en l’appelant « maman » à la maison et « Madame » à l’école. C’est qu’on ne plaisantait pas avec l’éducation ! Je crois même que j’étais notée plus sévèrement que les autres élèves pour qu’il n’y ait pas de soupçon de favoritisme.

Elle prenait tellement son métier à cœur, se démenait pour trouver de l’argent afin d’emmener ses élèves en métropole et leur montrer les grandes institutions comme l’Assemblée nationale. Et nous, deux filles et deux garçons, elle nous fourrait le week-end dans sa voiture pour nous faire découvrir tous les recoins de la Guadeloupe. Elle avait divorcé, ce qui n’était ni simple ni bien vu à l’époque. Mais elle assumait son métier et ses quatre enfants avec allant.

Et aujourd’hui encore, bien qu’à la retraite, elle donne des cours à des seniors ou à des étrangers vulnérables venus des autres îles. Elle est constamment dans l’entraide, va à l’église, chante à la chorale, s’occupe des petits-enfants. Pas besoin d’aller très loin pour comprendre qui je suis : je viens de ma mère !

Mais alors, cette grand-mère Esther ?

Très peu de temps après ma naissance, ma mère se promenait avec sa poussette sur la place de la Victoire à Pointe-à-Pitre, toute de blanc vêtue, quand elle a été assaillie par une vague rouge, une terrible hémorragie qui lui a valu d’être hospitalisée plusieurs semaines. C’est donc ma grand-mère qui vivait au Moule, un joli village de pêcheurs, qui s’est occupée de moi pendant ces semaines cruciales de la prime enfance. Et ce temps initial nous a – inconsciemment – liées pour la vie.

Toutes mes vacances se déroulaient chez elle. J’y fonçais avec bonheur, ignorant mes frères qui m’accusaient d’être la chouchoute. Mon grand-père était contremaître dans une usine et elle donnait des cours à la maison pour aider des jeunes. En 1989, hélas, elle a eu une double ablation du sein et était en rémission lorsque son cœur a lâché au déferlement du cyclone Hugo sur la Guadeloupe. Elle m’a vue faire des compétitions, mais elle ne m’aura connue ni championne, ni maman, ni ministre.

Quelles étaient les valeurs inculquées par ces trois piliers de votre vie ?

On partait de l’idée que la vie est toujours mouvementée et l’avenir imprédictible. Qu’il faut donc très vite s’aguerrir, de façon à toujours se tenir droites, capables d’affronter toutes les éventualités. Les filles ne devaient rien attendre des hommes (ils étaient d’ailleurs peu nombreux dans la famille) mais se responsabiliser et être indépendantes financièrement. L’éducation était une valeur fondamentale. La volonté. La solidarité.

L’égalité hommes-femmes allait de soi ?

Oui. Même éducation, mêmes droits. Mes frères faisaient la cuisine, mon grand-frère Fabrice a d’ailleurs fait beaucoup de pâtisserie. Et mon père, bien que né en 1933, a toujours assumé parfaitement son statut de papa, quitte à se faire railler par ses collègues lorsqu’il se promenait seul avec trois petits et une poussette.

Quelle était la place de la religion ?

Voyons ! Nous sommes aux Antilles ! La religion catholique y est essentielle et j’ai fait partie, enfant, du mouvement « Cœurs vaillants, âmes vaillantes ». Toute une éducation ! Ma mère et ma sœur n’ont eu de cesse, depuis, de me reprocher de ne pas aller davantage à la messe, mais je leur disais : Priez pour moi quand vous y êtes !

Moi, je le fais dans mon lit, dans mes déplacements, même dans les compétitions. Je n’ai pas besoin d’un lieu spécifique pour rencontrer la spiritualité. Et puis vous savez, depuis le temps que je voyage, j’ai côtoyé des tas de religions et je me suis sentie partout chez moi, que ce soit dans une église russe, une mosquée ou une synagogue. La vie spirituelle fait partie de mon équilibre et influence toutes mes actions.

Comment l’escrime, ce sport réputé élitiste… et blanc, a-t-il surgi dans la vie d’une petite Guadeloupéenne ?

Par un vrai coup de foudre. A l’âge de 5 ans et demi. J’étais fascinée par les films de capes et d’épée. Et avec mes deux frères, entre deux parties de billes ou d’escalade dans les arbres, je simulais des duels, armée de brindilles. On s’appropriait les rôles des différents héros, j’adorais cela.

Ma mère a vite voulu corriger ce côté garçon manqué qui me collait à la peau en m’inscrivant à un cours de danse classique et en m’achetant un tutu rose. Vous imaginez ? Moi qui ne mettais de robe que pour aller à la messe ! Grotesque. Je voyais mes frères aller jouer au foot, en bleu, et moi, j’aurais dû m’affubler de rose comme toutes les petites filles ? Pas question. Alors j’ai fait une contre-proposition. En blanc.

Vous connaissiez l’escrime ?

Non. Mais ma mère nous permettait de regarder les dessins animés à la télévision à condition que nous regardions aussi le journal télévisé. A la fin des informations, il y avait toujours la séquence du sport, que nous attendions avec impatience. Or voilà qu’un jour, est apparu sur l’écran l’image furtive d’un match de sabre. Deux hommes en blanc s’affrontaient sur une piste encadrés par des assesseurs. J’ai été frappée par la foudre. Ce n’était pas un film de cap et d’épée nous projetant dans un passé imaginaire, c’était bien notre époque, et la réalité. J’ai bondi : « Maman, je veux faire ça ! »

Le lendemain, nous avons découvert des prospectus indiquant qu’il existait un cours d’escrime dans la ville de Petit-Bourg et nous nous sommes aussitôt rendus dans la salle, ma mère, mes frères et moi. C’est moi-même qui me suis présentée au professeur : « Bonjour, je suis Laura, je veux faire du sabre ».

Le sabre n’existait pas pour les filles, mais Joël, qui est devenu mon entraîneur par la suite, a dit : « D’accord, tu vas faire de l’escrime ». Et il m’a orientée sur le fleuret. Après le premier entraînement, j’étais tellement crevée, moi, dont l’énergie était débordante, que ma mère a pensé : c’est parfait ! On continue !

Vous souvenez-vous de votre première compétition ?

J’avais hâte. Jouer pour jouer, c’était sympa, mais je voulais passer aux choses sérieuses et m’affronter aux autres. Alors, à 7 ans, mon prof m’a emmenée à ma première compétition. Et j’ai terminé quatrième ! Je regardais le podium auquel je n’avais pas droit, les T-shirts et bandeaux remis aux trois vainqueurs et les visages des adultes qui me souriaient avec indulgence : ce sera pour la prochaine fois ma petite. Et j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps.

On ne m’a pas beaucoup vu pleurer au cours de ma carrière, mais ce jour-là ce fut un déluge… J’étais humiliée et incrédule. J’ai regardé mon entraîneur et je lui ai dit : « On va travailler, hein ? » Et il a aimé. A la compétition suivante, j’étais sur le podium. Le maître d’armes a dit : « Tu vois ? Tu as écouté. » J’ai répondu : « Oui, mais j’ai pas gagné ! » Je n’étais que deuxième. Et j’ai tout de suite pensé : Bon, après, qu’est-ce qu’on fait ? Il faut continuer ! Aller plus loin ! C’est parti comme ça !

De podium en podium, sur les circuits caribéens, centraméricains et panaméricains jusqu’à ce que la fédération d’escrime vous « détecte » à l’âge de 14 ans et vous propose de venir vous entraîner en métropole ?

Oui. Mais je ne me sentais pas prête à me déraciner et affronter les hivers parisiens. J’ai préféré préparer mon bac en Guadeloupe, même si conjuguer études et compétitions était alors très compliqué. Mais une fois le bac en poche, ce fut le grand départ. Je suis entrée à l’INSEP près de Paris, autant dire dans la jungle du sport.

Quel changement radical, de rythme, d’environnement, de compétitivité. Je me retrouvais avec des sportifs qui allaient aux championnats du monde et je n’étais pas la bienvenue. Ce fut très difficile. Mais les trois fortes personnalités qui m’avaient éduquée n’auraient pas compris que je jette l’éponge. Alors j’ai serré les dents. Parce que je devais honorer mon sport, ma famille, ma Guadeloupe.

Avez-vous connu le racisme ?

Au quotidien ! Je n’en parlais pas, je ne suis pas quelqu’un qui se plaint. Et je restais confiante : le dernier mot est à celui qui a la victoire, non ? Alors je me disais : gagne ! Montre tes valeurs. Et on va t’accepter. On ne t’aimera peut-être pas, mais on va t’accepter. Le parcours a été rude. Mon matériel disparaissait, l’agenda ne m’était pas communiqué, les insultes pleuvaient.

Elles n’ont d’ailleurs pas cessé avec la victoire. En 1996, alors même que je venais d’être sacrée double championne olympique, j’ai reçu des menaces et dû faire une main courante. « Sale black rentre chez toi », « Comment oses-tu porter le maillot de la France ? », « Fais gaffe à tes arrières ». Plus tard, on me conseillera même de protéger ma fille, et même de la cacher. Mais je n’ai jamais cédé à l’angoisse et j’ai continué de voir le verre à moitié plein. En gagnant. Et puis j’ai utilisé le quart d’heure médiatique des podiums pour explorer d’autres univers et exister hors escrime.

Aux trois P qui constituaient ma règle : Pression, Plaisir, Performance, j’en ai alors rajouté un troisième : Partage. Des associations et ONG sont venues à moi. Et j’ai trouvé fantastique de pouvoir m’investir sur le terrain de l’éducation des enfants, du droit et de la santé des femmes, de la lutte contre les discriminations. J’ai voyagé au Sri Lanka, en Haïti, au Sénégal, marraine ou ambassadrice d’organisations dont j’ai ainsi compris rouages et fonctionnements.

J’ai passé cinq ans au Conseil économique, social et environnemental. Et j’ai moi-même créé un club d’escrime, à Clichy. Avec des gens et un encadrement qui partagent ma vision. Et avec un grand volet solidarité : enfants, handicapés, orphelins, malades du cancer… Le sport offre toutes les inclusions et toutes les renaissances.

Avez-vous des modèles ? Des gens qui demeurent pour vous une inspiration ?

Nelson Mandela qui a tant souffert pour ses idées et qui, sortant de prison après tant d’années, n’a eu qu’une idée en tête : rassembler. Maryse Condé, cette écrivaine guadeloupéenne que les Américains vénèrent et dont l’ouvrage Moi, Tituba, sorcière noire de Salem a été mon livre de chevet.

Les athlètes américains Carl Lewis et Mike Powell, incarnations au moment de mon adolescence des « noirs qui gagnent », moi qui pratiquais un sport où il n’y en avait pas.

Et puis Christian d’Oriola, le plus grand champion d’escrime de tous les temps. D’un charisme et d’une classe folle. Il nous parlait avec douceur et je me disais : Ecoute-le. Il a tout gagné en son temps. Toi aussi tu peux y arriver. Et sa gentillesse me montrait que tous les champions d’escrime n’étaient pas aussi mauvais que j’en avais parfois l’impression.

L’image de Tommie Smith brandissant son poing ganté sur le podium de Mexico vous parle-t-elle ?

Et comment ! Heureusement qu’il l’a fait ! C’était une transgression incroyable, mais il a réveillé des consciences. Et on aurait tort de croire que le racisme a disparu. Oui, cette image figure dans mon panthéon personnel.

Devenir ministre était-il une hypothèse imaginable dans votre parcours ?

Combien de fois mes amis m’ont-ils appelée en riant « Madame la ministre » pour chambrer mon rythme de vie effréné qui m’empêchait de les voir autant qu’on l’aurait voulu ! « Au fait, Madame la ministre, tu es où en ce moment ? ». Je rigolais en disant : « N’importe quoi ! Arrêtez de dire ça. »

Et puis voilà que l’un d’eux m’a proposé de rencontrer Emmanuel Macron avant les élections. « Tu as des tas d’idées, disait-il, une vraie pensée sur le sport, un pied dans l’entreprise, l’humanitaire, la santé. Exprime-toi ! »

Le hasard a fait que mon rendez-vous est tombé le jour où François Bayrou annonçait son ralliement. Je m’attendais donc à devoir synthétiser ma pensée en 15 ou 8 minutes. Mais non. Le candidat a pris tout son temps en me montrant à quel point le sport n’était pas pour lui la cinquième roue du carrosse. Et je me suis immédiatement sentie en harmonie.

Mais quel était votre message ? Votre credo ?

Le sport est en souffrance, ses valeurs ne sont plus respectées. Nous n’avons pas de diplomatie sportive, pas d’image, pas du discours. Le sport, pourtant, est un formidable facteur d’inclusion sociale. Il doit jouer un rôle dans l’éducation, dans l’entreprise, dans la lutte contre toutes les discriminations. Il est aussi partie prenante de la santé. Cet axe santé me tient particulièrement à cœur et j’ai créé en Guadeloupe une association de réathlétisation qui va permettre de lutter contre l’obésité.

Et puis bien sûr, il faut obtenir les JO à Paris en 2024. C’est un projet qui mobilisera toute la jeunesse française et au-delà, toute la population.

J’étais loin de penser alors qu’on me nommerait ministre ! J’étais prête à collaborer, conseiller, développer mes idées. Mais ministre ! Et d’un vrai ministère des sports à part entière ! C’est génial !

Vous sentez-vous à un niveau de compétence adéquat ?

Oui. J’ai tout connu du sport. J’ai reçu tous les titres et tous les métaux : or, argent, bronze et même la médaille en chocolat pour la quatrième place, celle qui fait si mal lorsqu’on a travaillé pendant quatre ou huit ans. J’ai porté le drapeau de l’équipe de France aux JO de Londres, capitaine de toutes les joies et de toutes les larmes, fière d’être quadragénaire, femme, noire, maman. Mon parcours était en soi un message à l’égard de la jeunesse en perte de rêve.

Aujourd’hui, c’est un étendard encore plus large que l’on me confie. Et je vous assure que je serai entourée d’une sacrée équipe. Le maître mot d’Emmanuel Macron est « réussir ». Eh bien ça me parle. Je n’aime pas perdre ! Je pressens qu’il y aura des coups bas. Mais je vais discrètement enfiler ma veste blanche et mon masque. Et m’armer d’une épée… invisible.

Propos recueillis par Annick Cojean

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