La terre de la tombe est encore fraîche. « On l’a abattu devant nous, nous n’avons rien pu faire », soupire Balelema Bazié en regardant le monceau de terre sous lequel repose son neveu de 27 ans. « Voilà. C’est ici que je l’ai trouvé, après avoir entendu le coup de fusil. Il gisait dans son sang », poursuit l’agriculteur. Le 19 mai, ce lopin de terre de Goundi et le village voisin de Thialgo, au centre-ouest du Burkina Faso, ont été le théâtre d’un affrontement entre la population et les koglweogo, « gardien de la brousse » en moré, la langue de l’ethnie majoritaire au Burkina Faso. Le bilan officiel fait état de six morts : quatre koglweogo et deux civils. Depuis plusieurs mois, ces groupes d’autodéfense se sont multipliés dans les campagnes burkinabées afin de pallier le manque d’efficacité des forces de sécurité.

Opération de lynchage

A Goundi, le neveu de Balelema Bazié a perdu la vie pour une histoire de vol présumé de 22 moutons, fin avril. L’association koglweogo du secteur 6 de Koudougou arrête rapidement un suspect. Celui-ci doit payer une amende à l’issue d’un délai de vingt jours pour réunir l’argent. Le 18 mai, l’argent ne venant pas, les koglweogo se rendent à Thialgo, où habite le présumé voleur. « Ils ont encerclé son domicile et exigé que la somme de 700 000 francs CFA [1 067 euros] leur soit payée. L’un d’entre eux a utilisé une arme à feu et a blessé un habitant, explique Alizeta Dabiré, la gouverneure de la région du Centre-Ouest. Les esprits se sont échauffés, neuf koglweogo ont été blessés. » L’un d’eux a succombé à ses blessures.

Pour « venger leur compère décédé », les koglweogo retournent à Thialgo le lendemain. Face à l’imposant renfort de près de 160 miliciens, dont certains armés de fusils de calibre 12, les villageois prennent peur. Une opération de lynchage s’organise. Deux koglweogo seront battus à mort. Dans sa fuite, un membre de la milice atteint le village de Goundi, situé à quelques kilomètres du village.

C’est là qu’il tua les deux villageois, avant d’être lui-même battu à mort par la population. « Nous avons regretté de l’avoir fait. Mais il était armé jusqu’aux dents. Regardez ! », lâche Balelema Bazié en montrant le téléphone de son ami. Sur l’écran, on voit le Koglweogo mort entouré des armes qui lui ont servi à tuer les deux Burkinabés, explique le villageois.

« Nous ne voulions pas d’un affrontement, seulement récupérer l’argent des moutons que le voleur a dérobés, insiste Mahamadi Siemdé, le vice-président de l’association koglweogo de Koudougou. Nous avions des fusils chargés. Si nous avions voulu un affrontement, nous aurions tué les gens. Mais nous ne l’avons pas fait. »

Manque d’efficacité des forces de sécurité

Au Burkina Faso, c’est la première fois qu’un conflit entre ce groupe d’autodéfense et la population fait tant de victimes. Depuis, le gouvernorat a interdit « jusqu’à nouvel ordre » ces groupes d’autodéfense dans les provinces du Boulkiemdé et du Sanguié.

Les autorités les avaient pourtant intégrés à la police de proximité en octobre 2016. Depuis, la milice est considérée comme une « structure communautaire locale de sécurité ». Sur le papier, elle travaille « sous le suivi, les conseils et le contrôle des brigades territoriales de gendarmerie et des commissariats de police ». Mais, sur le terrain, peu de groupes collaborent par manque de confiance envers les forces de police.

Les koglweogo existent depuis des dizaines d’années. Leur objectif initial était la préservation de l’environnement. En 2013, un chef de village implanté à Kombissiri, au centre-sud du pays, structura le groupe. Face à l’absence d’une justice fiable, les koglweogo se sont donné une nouvelle mission sous l’impulsion du chef Rassam Kandé Naaba : arrêter et punir les voleurs.

Depuis janvier, la milice s’est structurée et dispose de trois organes : un état-major, un conseil des sages et un conseil suprême national. L’état-major estime à 4 400 le nombre de ses associations disséminées dans les villages burkinabés. Le groupe, qui se bornait jusqu’ici à assurer la sécurité dans les campagnes, commence à atteindre les villes. En périphérie de Ouagadougou, une vingtaine de communes ont installé des koglweogo, toujours selon leur état-major.

Des cas de torture constatés

Dans les villages, les groupes d’autodéfense ont plutôt été bien accueillis par la population car, là où ils s’étaient installés, les vols se sont raréfiés. Mais à Goundi et Thialgo, comme dans les autres communes où cette milice n’est pas implantée, leur incursion est mal vécue.

A Goundi, l’arrêté du gouvernorat qui les a suspendus « jusqu’à nouvel ordre » dans deux provinces a mis en colère la population. « Nous ne voulons pas une suspension, mais une suppression totale !, tempête Pascal Bazié, l’oncle d’un des deux civils tués. Nous ne voulons plus entendre parler d’eux, ils ont fait trop de mal à la population. »

Car de nombreux cas de torture ont été constatés au sein de certains groupes : de présumés voleurs sont ligotés au pied d’un arbre, fouettés avec des branches enflammées de tamarinier, le tout en public, et ce jusqu’à ce qu’ils avouent leur crime.

« Les koglweogo doivent respecter les droits humains. Pour arrêter ces dérives, il faut les former », recommande Kisito Dakio. Le responsable de la région Centre du Mouvement burkinabé pour les droits de l’homme et des peuples (MBDHP) assure avoir suggéré au ministère de la sécurité un accompagnement des koglweogo par le MBDHP. Sa proposition serait restée sans réponse. « Les autorités ne font rien. Ce qu’elles prononcent publiquement n’est pas suivi d’actes. C’est très dangereux », alerte Urbain Yameogo, président du Centre d’information et de formation en matière de droits humains en Afrique (Cifdha).

Tensions ethniques

Lui comme d’autres experts dénoncent une gestion politique du dossier : « Ces groupes ont une certaine popularité dans les campagnes. Entrer en confrontation avec eux, c’est courir un risque politique. C’est pour cela qu’aucun homme politique ne veut assumer une opposition frontale. »

Les koglweogo ont profité de ce laxisme pour étendre leur influence. A l’ouest du Burkina Faso, où l’ethnie dioula est majoritaire, leur présence a été contestée. Pour Urbain Yameogo, l’une des causes profondes de cette opposition est ethnique : « Initialement, les koglweogo se sont développés sur le territoire des Mossi. La population a de plus en plus tendance à identifier ces groupes à cette ethnie. Leur implantation dans des zones où les Mossi sont minoritaires donne à la population l’impression d’une forme de conquête, d’impérialisme. Les koglweogo sont en train d’ériger des régions contre des régions, des ethnies contre des ethnies, et ça, c’est dangereux. »

Au Burkina Faso, parler des problèmes entre ethnies est un tabou. Publiquement, chacun s’emploie à entretenir l’image largement répandue d’un pays réputé pour sa parfaite harmonie entre groupes ethniques. Mais, en privé, les débuts de tensions se font sentir.

Résultat d’un agacement vis-à-vis de la domination mossi ou exaspération face aux sévices pratiqués, aujourd’hui, les milices d’autodéfense sont contestées. A Thialgo et Goundi, les patrouilles ont été renforcées pour prévenir tout nouvel affrontement. Mais Pascal Bazié prévient : « Si l’Etat ne prend pas ses responsabilités, la population prendra les siennes. »

A Goundi, un villageois pleure la mort de son neveu, tué lors par un membre des milices kolgweogo le 19 mai 2017. | Morgan Le Cam

Pour le Burkinabé endeuillé par la perte de son neveu, la réponse que l’Etat aurait dû apporter était pourtant simple : reprendre en main sa prérogative régalienne de sécurité intérieure en renforçant les moyens et les effectifs de la police et de la gendarmerie. Et supprimer définitivement cette milice qui, à elle seule, assume les pouvoirs de l’agent du trésor, de garde de sécurité pénitentiaire, de législateur, de juge et de gendarme.