Face aux photographies d’une fête de mariage traditionnelle dans l’ouest de l’Algérie, une jeune femme à lunettes rondes discute avec le photographe Ramzy Bensaadi. Sur les images, des hommes, la peau marquée par le soleil, chèches enroulés sur la tête, des couleurs jaunes, ocres, rouges, des vêtements de fête et des animaux de ferme.

L’exposition « Iqbal »  (« arrivées ») a été inaugurée à Alger samedi 13 mai et restera visible jusqu’au 13 juillet. La promesse des organisateurs et du commissaire, le photographe franco-algérien Bruno Boudjelal, est de donner à voir la « nouvelle photographie algérienne ». Plus de deux cents clichés de vingt photographes ont été installés sur les murs blancs du Musée d’art moderne d’Alger, un bâtiment d’architecture néomauresque de cinq étages au cœur de la capitale. Ils seront exposés à Paris en septembre.

De cette nouvelle génération, certains sont déjà connus. Youcef Krache, Ramzy Bensaadi ou Fethi Sahraoui ont obtenu des prix à l’étranger. Ils photographient les rues, les campagnes, les Algériens anonymes, chacun à leur manière. D’autres, issus de l’Ecole des beaux-arts, sont moins familiers du public. Ils ont entre 20 et 30 ans, la plupart viennent de différentes régions du nord de l’Algérie. Leur point commun ? « Ils manifestaient une envie forte de montrer, de dire, de raconter leur pays », estime Bruno Boudjelal.

Photojournalisme

Le long du balcon, deux photographes de presse venus couvrir l’inauguration officielle de l’événement jettent un œil aux images. « Certaines sont vraiment décevantes. Qu’est-ce que c’est que cette idée de photographier une prière ? », dit l’une. « Oui, mais ces photographes bravent l’interdit, rétorque son confrère. Sortir un appareil, c’est souvent finir interrogé par un policier. Même si ça s’arrange ces derniers temps. Et puis, surtout, quand tu fais de la photo, personne de l’Etat ne va venir t’aider. » Peu d’espace pour exposer, peu d’argent pour financer les expositions, la photographie algérienne, comme les autres disciplines de la culture, est fragile et confrontée au défi de répondre à une attente supplémentaire, très forte, celle de se regarder.

Jeunes membres de Verde Corazon, un groupe de supporters de football ultras du Rapid Club de Relizane, dans le nord-ouest de l’Algérie, lors d’un match de derby en novembre 2016. | Fethi Sahraoui

En Algérie, la photographie a été très liée au photojournalisme. Dans les années 1990, à l’époque de l’état d’urgence et de la lutte contre le terrorisme, filmer et photographier n’allaient pas de soi, même si les Caméscope filmaient les mariages. « Le rapport à l’image reste quelque peu ambigu, l’image de soi restant tributaire des conventions sociales avec les limites que celles-ci supposent », analyse Nadira Laggoune-Aklouche, directrice du Musée d’art moderne d’Alger.

Yousra, jeune femme au voile vert pomme, discute avec Allaoua, vieil homme en shanghai, une tenue bleu jean portée par les travailleurs algériens dans les années 1970, qu’elle a rencontré à l’entrée du musée. « Il y a des images magnifiques, qui nous font remonter le temps : les femmes en hayek [voile blanc traditionnel algérois], la Casbah. Quand je vois les images de l’Aïd, ça me rappelle quand j’étais enfant », explique-t-elle. « Certaines images me rappellent l’époque où j’étais plus jeune, l’histoire du pays. Mais aujourd’hui, notre jeunesse ne connaît plus l’histoire, ça me fait plaisir de la retrouver dans cette exposition », renchérit-il.

« De vraies histoires »

Zak, designer de 33 ans, est beaucoup plus critique. « Cela ne représente pas notre quotidien. Pour un étranger qui ne connaît pas l’Aïd, c’est sûr que les moutons, c’est exotique. Moi j’en vois chaque année », lance-t-il face à la série du photographe Youcef Krache, sur les combats de moutons dans la région d’Annaba (nord-est). La série sur les passagers dans le bus ? « Ça ne m’intéresse pas, ces têtes-là, je les vois tous les jours. » Rafik Laggoune, 36 ans, est assez déçu : « On dirait que certains ont été sélectionnés parce qu’ils ont beaucoup de clics sur Facebook. Pour exposer, il faut un concept, une réflexion de l’artiste. On est dans un musée d’art contemporain, non ? » Les deux amis aiment en revanche beaucoup la série de « L’homme à la djellaba ». Le photographe s’y met en scène, vêtu d’un long manteau traditionnel à capuche, dans différents lieux : ici un cinéma fermé, là un immeuble abandonné. « Ça, c’est l’Algérie », affirme Zak.

Vieille dame. | Abdo Shanan

Yasmine, 20 ans, longs cheveux bruns ondulés, n’est pas d’accord : « Dans ce que montrent ces photographes, il y a de vraies histoires. Cette femme qui regarde par la fenêtre du bus, on se demande à quoi elle pense. Probablement au reste de sa journée. Pour moi, c’est l’Algérie : les vêtements, les visages et le mode de vie », dit-elle en souriant. « Il y a un vrai courant de photographie urbaine, note Mourad Krinah, plasticien et organisateur d’expositions, qui souligne que la démocratisation du téléphone portable et du smartphone permet à plus de monde de pratiquer la photographie quotidiennement. La photographie est une représentation de nous. Face à l’image, on se demande : est-ce que c’est moi ? Et là, enfin, se pose la question de notre identité. »

La question de l’exil

« Si on observe attentivement les images qui existent dans l’espace public aujourd’hui, on constate qu’il y a soit des photos d’avant l’indépendance, soit des photos d’ailleurs. L’image d’ici n’est pas la bienvenue, sauf si c’est une image de carte postale », résume Abdo Shanan, photographe oranais, dont le travail interroge la question de l’exil. « C’est aussi une question de superhéros, analyse Youcef Krache, qui travaille sur les Algériens dans les espaces urbains. Les gens normaux ne sont pas considérés comme des héros, comme des gens qui méritent d’être photographiés, alors qu’on me demande de photographier des anciens combattants. »

Les deux jeunes hommes ont fondé, avec cinq autres photographes, le Collectif 220. « Notre objectif est de raconter des histoires à notre manière, comme nous le souhaitons », explique Youcef Krache. Sans le carcan officiel, mais en s’émancipant aussi du regard européen : « L’Afrique est définie comme un continent d’hommes noirs, cela exclut beaucoup de gens. Je suis fatigué de voir que la photographie africaine est réduite par cette conception », conclut Abdo Shanan.