Mike Blake / Reuters

Les réseaux sociaux sur lesquels ils se disséminent ont beau construire des garde-fous, les médias proposer du fact-checking à grande échelle ou les gouvernements occidentaux voter des lois pour les juguler, les « fake news » (terme regroupant désormais autant les blagues, les « attrape-clic », les articles erronés que ceux sciemment faux à visée propagandiste) atteignent encore des proportions considérables.

L’histoire tragique de Seth Rich va même bien au-delà d’une fake news. C’est celle du meurtre d’un jeune homme de 27 ans qui est devenu, au vu du poste qu’il occupait, de quelques coïncidences, de beaucoup de fantasmes, de mensonges, de mauvaise foi et de manipulations politiques, un fait divers entouré d’une aura conspirationniste.

Cette aura a été construite et amplifiée autant par les communautés virtuelles d’extrême droite que par les médias conservateurs à l’audience considérable. Elle a été gonflée autant par des reprises médiatiques bancales et pleines de conditionnel que par les sous-entendus formulés par Julian Assange. La mort sordide d’un jeune homme est devenue un élément de langage conspirationniste brandi comme la preuve d’une affaire insaisissable.

Les démentis des proches et les faux scoops explosant en plein vol n’ont pas fait changer d’avis ceux qui s’étaient construit leur vérité en ignorant les faits qui ne s’y emboîtaient pas, ni enrayé la mécanique qui a propulsé l’histoire bien au-delà des coins conspirationnistes où elle aurait dû rester. Le nom et la vie de Seth Rich ont été, en quelque sorte, pris en otage sur le champ de bataille virtuel de la désinformation. Les conséquences, en revanche, ont été bien réelles pour sa famille.

Un meurtre sans suspect ou motif

Originaire du Nebraska, Seth Rich a été embauché avant l’élection présidentielle de 2016 par le Democratic National Committee (DNC), l’organe central du Parti démocrate, où il était chargé des données électorales.

Le 10 juillet 2016 à 4 h 19, des policiers en patrouille dans le quartier huppé de Bloomingdale, à Washington D.C., entendent des coups de feu. Ils retrouvent Seth Rich avec plusieurs blessures, dont deux par balle au dos. Il succombera peu après à l’hôpital. Il a été agressé alors qu’il était au téléphone avec sa petite amie. Ni son téléphone, ni son portefeuille n’ont été dérobés.

La police considérera que c’était un vol qui a mal tourné – plusieurs cambriolages avaient été récemment signalés dans le quartier. L’enquête sur le meurtre reste à ce jour ouverte. Près d’un an plus tard, aucun suspect n’a été arrêté, comme c’est le cas pour des centaines de meurtres aux Etats-Unis tous les ans.

D’un fait divers au meurtre d’un lanceur d’alerte pour WikiLeaks

Comment Seth Rich s’est-il transformé, à titre posthume, en munition dans la guerre de désinformation médiatique qui a rythmé la campagne présidentielle américaine, et pourquoi le reste-il aujourd’hui ? On peut dessiner le cheminement à partir de divers éléments et acteurs, qui s’auto-alimenteront :

Deux semaines après le meurtre, le 22 juillet, WikiLeaks publie 20 000 e-mails hackés du DNC (la deuxième fournée, les fameux e-mails de John Podesta, tomberont en octobre). En ligne, des partisans de Donald Trump rapprochent les deux faits, s’appuyant sur les zones d’ombre du meurtre pour structurer le début d’une rumeur. Très vite elle circulera, sera complétée, annotée, testée sur Twitter (avec des hashtags rendant hommage au « héros ») :

  • « Seth Rich était le lanceur d’alerte caché de WikiLeaks. Il n’y aurait aucun lien avec la Russie ou de collusion entre les Russes et Donald Trump » ;
  • « C’était un partisan de Bernie Sanders, furieux de voir son candidat maltraité par son parti » ;
  • « Il a été tué alors qu’il allait témoigner au FBI contre des pratiques illégales liées à l’équipe de campagne d’Hillary Clinton » ;
  • « Il aurait été tué par le DNC, par Hillary Clinton ou par les Russes, selon les versions ».

Partie des réseaux, des lieux de discussions comme le fil de discussion pro-Trump sur 4chan (là où sont sortis les faux documents sur Emmanuel Macron), d’individus liés à l’Alt-Right (comme Mike Cernovich, défenseur tristement célèbre d’une autre théorie débile partie des e-mails hackés, le Pizzagate) ou de sites habitués à refourguer de la théorie du complot (Infowars, Russia Today ou Gateway Pundit, tout juste accrédité à la Maison Blanche), la rumeur atteindra la masse critique en étant relayée par des sites conservateurs à fortes audiences (Breitbart ou Drudge Report). Sur Fox News, Newt Gingrich, ancien candidat à la nomination républicaine, ou Roger Stone, ex-conseiller de Donald Trump, diront tout naturellement leurs doutes sur la version « officielle » de la mort de Seth Rich.

Dans une interview donnée à une chaîne néerlandaise, le 9 août 2016, Julian Assange, fondateur de WikiLeaks, laissera entendre que Seth Rich pouvait avoir été sa source. Il ne le dira jamais directement, juste assez pour ceux qui voulaient lire entre les lignes. WikiLeaks, ajoutera-t-il, « enquête pour savoir ce qu’il s’est passé », et offre une récompense de 20 000 dollars pour tout renseignement.

Les propos d’Assange donneront à la rumeur un vernis de crédibilité, alors même que la famille et les proches de Seth Rich en contredisaient certains aspects, notamment le fait qu’il était assez calé techniquement pour récupérer et faire fuiter 20 000 e-mails. En réalité, il ne maîtrisait pas toutes les subtilités de son propre compte Twitter.

Une faux détective, Fox News et Kim Dotcom

Sean Hannity. | Mike Theiler / REUTERS

Le dernier soubresaut de la rumeur a lieu le 15 mai, quand une chaîne affiliée à Fox News affirme avoir la confirmation que Rich était bien le lanceur d’alerte de WikiLeaks. Leur source : Rod Wheeler, qui se présente comme un détective privé embauché par la famille Rich. Le lendemain, le site de Fox News reprend l’information en citant « des sources policières ».

Il faudra à peine 48 heures pour comprendre que c’était du vent. Sur CNN, Wheeler reconnaît qu’il n’a en réalité aucune preuve liant Rich à WikiLeaks et qu’il n’a fait que répéter ce que le journaliste de Fox News lui avait dit. La famille Rich démentira avoir embauché Wheeler comme détective privé. Le 23 mai, Fox News supprime l’article en disant qu’il n’était pas à la hauteur de ses « exigences éditoriales ». Une façon de dire que c’est une mauvaise idée d’avoir pour seule source un homme qui a un jour dit que des gangs de lesbiennes violaient des petites filles en toute impunité aux Etats-Unis (à l’antenne de la même Fox News).

Pendant la semaine où Fox News défendra fébrilement son « scoop », personne ne l’a fait plus bruyamment que le commentateur politique Sean Hannity. L’animateur a parlé des liens entre Seth Rich et WikiLeaks dans son émission télé, dans son émission radio et avec ses 2 millions de followers sur Twitter, répétant qu’il continuerait à enquêter pour découvrir la vérité. Comme beaucoup de partisans de Trump, il met au même niveau cette affaire, ignorée « par les démocrates et les médias voués à la destruction de Trump », et « la théorie du complot russe, où il n’y a aucune preuve ».

Les différentes agences de renseignement américaines sont en réalité d’accord sur le rôle clé joué par la Russie dans le piratage du DNC. Le FBI enquête aussi sur les liens présumés entre la Russie et des proches de Trump.

Hannity recevra même Kim Dotcom, une des personnalités les plus controversées d’Internet, connu pour Megaupload, son site fermé par les Etats-Unis, autant que pour son activisme politique et sa musique. Dotcom dira sur son antenne qu’il a les documents prouvant les liens entre Seth Rich et WikiLeaks, mais ne les montrera pas. Il publiera plus tard sur Twitter un document présenté comme étant du FBI. Et reconnaîtra ensuite lui-même que c’était un faux grossier.

Ni des invités à la crédibilité douteuse, ni la rétractation de sa chaîne n’auront raison de la volonté d’Hannity de parler du meurtre de Seth Rich. Il faudra que ce soit la famille du jeune homme qui le lui demande publiquement pour qu’il accepte d’arrêter d’en parler, « pour l’instant ».

« Le cauchemar » de la famille

L’ampleur médiatique ubuesque qu’a pris cette histoire tragique a pu cacher l’épreuve douloureuse qu’ont traversée les membres de la famille de Seth Rich, obligés de faire le deuil d’un fils, d’un frère, alors que « des personnes utilisent son souvenir pour leurs propres objectifs politiques ».

Mary et Joel Rich ont écrit, le 23 mai dans le Washington Post, une lettre ouverte à ces « colporteurs de mensonges », de ces « théories sans fondement et d’une cruauté sans nom », pour « qu’ils nous laissent en paix ».

Les parents de Seth Rich se sont résolus à prendre la parole publiquement pour raconter en détail « le cauchemar » qu’ils vivent, à « espérer tous les jours que ce coup de fil sera de la police, pour vous dire qu’ils ont une piste (…) et tous les jours, ce coup de fil est celui de quelqu’un vous demandant ce que vous pensez d’une suite de mensonges et de théories du complot ».

« Nous n’avons vu aucune preuve, de quiconque, à aucun moment, que le meurtre de Seth soit lié à son travail au Democratic National Committee ou à sa vie dans le milieu de la politique. Quiconque affirme le contraire ment ou nous dissimule quelque chose. »

Cette missive peut se comprendre comme l’imploration d’une famille à bout destinée à tous les commentateurs, journalistes, détectives amateurs et conspirationnistes de forum pour qu’ils laissent tomber. L’espérance qu’un paragraphe écrit par des parents ayant perdu un fils aurait plus de résonance que cent articles de fact-checking.

Une des premières réactions, dans certains fils de discussion sur Reddit, a été de souligner que Brad Bauman, le porte-parole de la famille Rich, a travaillé par le passé pour le Parti démocrate. Sous-entendu, ce sont les Démocrates qui organisent la défense de la famille, car ils ont quelque chose à cacher. Bauman a beau avoir démenti être actuellement salarié du parti, lui, comme des amis ou des anciens collègues de Seth Rich, ont été harcelés en ligne, selon le New York Magazine.

Un ami de Seth Rich, cité anonymement dans le NY Mag, formule bien la distance qui sépare désormais la réalité et la fiction dans laquelle vivent ceux qui se sont donné pour mission de trouver « la vérité » sur la mort de son ami :

« Est-ce qu’ils se soucient de Seth, ou de la mythologie de Seth qu’ils ont inventée ? Il y a ce culte macabre qui vénère Seth, mais est-ce qu’ils vénèrent vraiment Seth, ou juste l’idée de Seth comme personnage dans cette histoire à laquelle ils veulent croire, où le DNC et Clinton sont les méchants et WikiLeaks, Reddit, 4chan et Trump, les héros ? »